----------------------------------------------------------------- ------------- ©Tout droits réservés Sifriat Hava, Beit El, Mizrah Binyamin 96031 Israël Communauté On-Line : WWW.COL.FR ---------------------------------------------------------------------------- --MICHPATIM LA LOI, LA VERITE ET LA REALITE Le célèbre adage selon lequel "il faut rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu, et rendre à César ce qui est à César" n'est en rien conforme à l'esprit du judaïsme. La Tora considère en effet que ce qui appartient à César appartient en fait, de manière absolue, à Dieu. En d'autres termes, le royaume de l'Eternel n'est pas seulement dans les cieux, mais également sur terre. C'est que la lumière divine n'a pas seulement pour vocation d'apparaître dans la profondeur des âmes et dans l'éclat de la foi, mais également dans les lois régissant la vie quotidienne des hommes, voire même - pourquoi pas ? - dans les transactions financières les plus délicates. Ainsi, ne devons-nous pas être étonnés de trouver dans notre section hebdomadaire une profusion exceptionnelle de lois censées régir les relations interpersonnelles et codifier la vie sociale et commerciale, et qui nous fournissent en fait une véritable "jurisprudence divine". Et ce n'est pas un hasard non plus si, le lendemain même du don de la Tora au mont Sinaï, Moïse se trouve occupé non pas à enseigner les sublimes vérités de la foi, mais plutôt à régler des problèmes fort prosaïques, de type financier ou liés directement à tous les aspects de la vie quotidienne des êtres humains . "Ce fut au lendemain. Moïse s'assit pour rendre la justice au peuple, et Ie peuple se tenait debout autour de Moïse, du matin jusqu'au soir" (Exode, XVIII, 13) Le leader spirituel d'Israël, sorti d'Egypte, rendait donc la justice ! Et pour lui, rendre la justice de manière objective, en tendant sans cesse vers la vérité, était une responsabilité considérable. A tel point d'ailleurs qu'il lui semblait impossible de confier cette tâche à d'autres - et ce, jusqu'à ce que Jétro, son beau-père, lui fasse part plus tard de ses célèbres conseils de "décentralisation". Mais pour rendre cette justice en toute vérité, il ne suffit pas de connaître la loi dans ses moindres détails. Une autre condition s'impose également: en effet, nos Sages considèrent le juge comme un être quasiment associé à l'¦uvre divine de la Création. Ils affirment ainsi que les juges qui rendent un jugement "Emet lé amito" - "vrai de vrai" - sont associés à Dieu dans l'¦uvre de la Création (Traité talmudique Sanhédrin, p. 7/a). Evidemment, les commentaires du Talmud ne sauraient laisser passer cette formulation redondante "vrai de vrai". Voilà pourquoi les Tossafistes (commentateurs disciples de Rachi) interprètent cette expression de manière laconique: "[elle est employée] pour exclure [la possibilité d'] un jugement tronqué" (Traite Baba Batra, p. 8/b). Mais qu'est-ce exactement qu'un jugement tronqué, "Din méroumè" en hébreu ? Exemple: les parties en présence dans un litige font comparaître des témoins qui doivent être longuement examinés par les juges. Ces derniers peuvent très bien parvenir à la conclusion que leurs dépositions sont fallacieuses et qu'il s'agit là d'un faux témoignage. Il peut également arriver qu'on ait à faire à une situation intermédiaire assez "gênante" dans laquelle, forts de leur expérience passée, les juges ressentent avec une absolue certitude que ces témoins-là sont bel et bien des menteurs, sans toutefois parvenir a le prouver de manière incontestable. Dans ce cas, les juges se trouvent confrontés à un dilemme: devront-ils faire confiance à leur "intime conviction" et donc rendre invalides les dépositions de ces témoins, ou bien devront-ils ne pas tenir compte de cette intuition savante et ne s'en remettre qu'aux propos de ces témoins, conformément au formalisme de la loi. Car respecter la loi à la lettre, revient, dans ce cas complexe, à opter pour la seconde solution. Et s'il s'avère plus tard - toujours d'après le texte formel de la Tora écrite - qu'une erreur judiciaire a été commise, ce seront les témoins qu'on désignera ensuite comme directement responsables, et pas les juges. Or le Talmud - notre "loi orale " - s'élève vivement contre cette dernière possibilité: il s'agit là selon lui d'un "jugement tronqué". Car d'après les Sages, les juges disposent en fait d'une autre alternative: s'ils en arrivent au terrible dilemme évoqué précédemment, ils doivent se démettre de ce dossier et aiguiller les témoins vers d'autres juges plus habiles et plus perspicaces, susceptibles quant à eux de démontrer qu'il s'agit de faux témoins. A la lumière de cette analyse, nous pouvons mieux comprendre le double sens de l'expression "vrai de vrai" Dans le cas d'un jugement tronqué, le verdict est "vrai", mais pas "vrai de vrai". Il est "vrai" car il a été rendu en stricte comformité avec la loi, mais il n'est pas "vrai de vrai" car il est fondé sur une méconnaissance foncière de la réalité. Or pour être "vrai de vrai", tout jugement doit à la fois avoir pour base une connaissance véritable de la loi et aussi une appréciation complète et véritable de la réalité ! C'est ce qui explique l'expression de nos Sages relative à l'examen des témoins: "Et tu rechercheras et tu examineras, et tu poseras les questions de façon excellente el précise. Et voici la chose: la chose est vraie et exacte ['émet vénahon']" (Deutéronome, xm, 15). Cependant, une chose peut-elle être "vraie" sans être "exacte" ? Oui, répondent nos Sages qui expliquent également la redondance 'tu rechercheras et tu examineras". Ainsi nous affirment-ils: "Tu examineras les témoins et tu rechercheras dans la Tora". Il faut à la fois saisir exactement ce qu'est la réalité en interrogeant avec précision les témoins, mais il faut également chercher ce qu'est la vérité des lois énoncées par la Tora. Dans ce sens, le Gaon de Vilna s'interroge sur la double expression employée par le texte biblique à propos de l'mterdicbon de "chokhad ' (les pots-de-vin" parfois proposés aux juges par les parties dans une affaire): "Car les pots-de-vin rendent aveugles les yeux des Sages et rendent aveugles les yeux des intelligents". En effet, pour juger, il faut à la fois être sage et connaître la Tora, mais il faut aussi être intelligent et connaître la réalité ! De même, I'exigence imposée aux juges de tirer des conclusions claires se trouve répétée à deux reprises à propos du verset: "Maison de David, c'est ainsi que Dieu a parlé: rendez justice le matin, et sauvez l'homme à qui on a fait violence de son oppresseur !" A propos de ce verset, nos Sages posent la question: rend-on uniquement des jugements le matin, et non toute la journée ? Ce à quoi ils répondent: "Si la chose est claire comme le matin, dites-le, sinon ne le dites point !" (Traité talmudique Sanhédrin, p. 7b). En effet, toute sentence doit être absolument claire "comme un clair matin". "Dis à la sagesse . 'tu es ma soeur' . .". Cette deuxième expression est discutée de la même manière par le Talmud (Sanhédrin, ibid.) qui énonce en conclusion: "Si la chose est claire comme l'interdit qui t'empêche d'épouser ta propre soeur, dis-le; sinon ne le dis point !" Là encore, les choses doivent être limpides, et il est mdispensable d'obtenir les deux types de "clarté". D'après le Gaon de Viina (dans son commentaire sur Mishlé XXII, 12), la première doit venir comfirmer que ta connaissance de la loi est suffisamment approfondie pour te permettre de pouvoir statuer avec une absolue certitude - comparable à l'évidence qui nous oblige à ne pas nous marier avec notre soeur; la seconde doit nous assurer que tu dois absolument connaître et appréhender la réalité - de même que le matin qui se lève permet de voir le paysage dans ses infimes détails . Le Gaon de Vilna nous explique donc qu'il est nécessaire pour le juge de maîtriser une double science. D'abord, il faut être expert dans la Tora et ensuite, il faut être un érudit des réalités terrestres pour être apte à chaque fois de décider si les témoins disent vrai (voir aussi le Gaon de Vilna dans son commentaire sur le Cantique des Cantiques III, 8). Dans un autre ordre d'ldée, on pourrait à présent mieux saisir les fameuses directives du rav Kook relatives aux chemins à emprunter pour ramener notre géneration vers la Tora. Exposant à son disciple, le rav Harlap, la nécessité d'une reformulation moderne des sentiers du repentir - lesquels seront plus tard abordés et compilés dans son célèbre ouvrage Orot ha-Teshouva (Les Lueurs du Repentir), il lui expliquera que cette formulation est incontournable face aux nouvelles réalités: "Celul qui voudra tracer de nouvelles voies concernant la teshouva, mais qui ne prêtera guère attention aux lumières de la résurrection nationale en terre d'Israël qui jaillissent sur nous, ne saurait atteindre la véritable vérité" (Lettres 378). Evidemment, aujourd'hui encore, c'est toujours du même "repentir" qu'il s'agit, mais sa concrétisation doit se moduler d'après les nouvelles réalités qu'affronte notre génération: celle d'un peuple en pleine résurrection ! Car Israël n'est déjà plus dans les profondes ténèbres de l'exil. La lumière commence à jaillir à Sion, ce qui oblige à une reformulation et une reorganisation des modalités du retour à la Tora. Un enseignant traditionnel qui tenterait, à la mode antique, de convaincre ses disciples de se plier au respect des commandements, parlerait assurément un langage de vérité, mais pas de "vérité vraie": il ne serait pas "branché" sur la nouvelle réalité du Retour des exilés à Sion.