Gehry, Guggenheim et le «guéfilté fish»
par Claude Wainstain

Les Juifs dans les timbres

Chronique publiée dans L’Arche n°517, mars 2001

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Visiblement, ils étaient faits l’un pour l’autre. D’un côté, on avait Bilbao, une métropole industrielle vieillotte, appauvrie par la crise de la métallurgie mais disposant encore de fonds pour se refaire une beauté, et de l’autre, la Fondation Solomon R. Guggenheim, à la tête de trois musées trop étriqués pour son immense stock d’œuvres d’art et ayant de gros soucis de trésorerie. Le mariage de raison, avec deux partis aussi beaux, ne pouvait être qu’une réussite. Comme maître de cérémonies, on choisit un magicien, Frank Gehry, un artiste extravagant qui avait proposé la pièce montée la plus originale: une sorte de joyau, un mastodonte recouvert de calcaire, de verre et de titane aux ondulations incandescentes, un musée-sculpture grand comme deux fois Beaubourg et dont l’inauguration, en 1997, déclencha une avalanche de louanges médiatiques. La seule présence de ce bâtiment futuriste, d’une audace à couper le souffle, transforma radicalement l’image de la ville, et le timbre émis le 2 juin 2000 pour le septième centenaire de Bilbao se devait de le reproduire, avec son merveilleux reflet dans les eaux du Nervión.

Pour cette œuvre révolutionnaire, cerise sur le gâteau d’une carrière époustouflante, Frank Gehry reçut le Prix Pritzker, la plus haute distinction en matière d’architecture. Désormais adulé et encensé, il a été choisi pour créer le futur Musée d’histoire juive qui s’édifiera à Varsovie, sur l’emplacement du ghetto. Un juste retour aux sources pour ce fils d’immigrés polonais, né à Toronto en 1929 et fier de ses origines. «C’est mon éducation juive qui donne leur puissance aux formes que j’élabore», affirme-t-il.

Quand il était enfant, il jouait dans le magasin de quincaillerie de ses grands-parents, des Juifs pieux originaires de Lodz, et déjà on le voyait construire des échafaudages hétéroclites avec tout ce qui traînait: clous, vis, tuyaux, morceaux de verre ou fil de fer. Devenu architecte et designer urbain, il troqua son nom de Goldenberg contre celui de Gehry et ouvrit un bureau d’études à Los Angeles. Sculpteur, urbaniste et chef de file du mouvement déconstructiviste, il ne cessa depuis lors d’accumuler les prix et les récompenses pour ses innovations incessantes, ses déconstructions iconoclastes et dérangeantes, ses combinaisons complexes de volumes et d’espaces-lumière et sa déclinaison de matériaux impossibles, le tout placé sous le signe du poisson. Car des poissons, il en met partout, plus ou moins visibles, plus ou moins suggérés. Le poisson, c’est son symbole personnel. Il est littéralement hanté par sa fluidité, ses flancs translucides, ses écailles, ses soubresauts.

Regardez bien le Musée Guggenheim de Bilbao. Les critiques ont longtemps cherché le secret de cet impressionnant collage cubiste, et certains ont cru déceler dans l’enchevêtrement des volumes, des courbes et des failles un «immense soufflé», un «navire aux voiles dépliées», une «danse de métal», un «vaisseau spatial» ou une «baleine de titane». Une baleine? Allons, encore un effort! Petite incursion dans le subconscient du maître: «Quand j’étais petit, raconte-t-il, j’accompagnais ma grand-mère au marché le jeudi matin. Elle achetait une carpe vivante pour faire le guéfilté fish, la mettait dans la baignoire emplie d’eau, et moi, je jouais avec ce gros poisson noir qui tournait et qui plongeait sans cesse. Ensuite, ma grand-mère tuait la carpe pour la faire cuire, c’était très impressionnant et j’étais affreusement tristeVous comprenez? Ce n’est pas pour rien qu’il s’appelait Goldenberg: le plus grand architecte du siècle nous a déconstruit une carpe farcie!

© 2001 L’Arche, le mensuel du judaïsme français (39 rue Broca, 75005 Paris).


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