Chronique publiée dans
L'Arche n° 516, Février 2001
Les Juifs dans les timbres

Adam Mickiewicz et Yankiel

Personne, en Pologne, ne peut être comparé à Adam Mickiewicz. Ce poète, à la fois symbole culturel et héros national, est si intimement lié à la littérature et à l’histoire de son pays qu’il fait partie intégrante de son inconscient collectif. Démocrate et anticlérical, il fut pour les Juifs un défenseur fidèle, chose rare dans l’Europe post-napoléonienne en proie à la contre-révolution et à la fièvre antisémite. Pendant son exil à Paris, il prononça des sermons fraternels dans les synagogues et on le vit même proclamer, du haut de sa chaire au Collège de France, que les trois peuples élus, les Polonais, les Français et les Juifs, devaient préparer ensemble l’avènement du Royaume de Dieu sur terre !

 

Hanté par son projet de libérer la Pologne de l’oppression tsariste, il se rendit en 1853 à Constantinople, en pleine guerre de Crimée, pour rencontrer les volontaires de sa Légion polonaise. Il s’aperçut alors que bon nombre de ses recrues étaient juifs. Déclarant : « J’attends le jour où la bannière des Macchabées se déploiera de nouveau ! », il les rassembla dans une Légion juive et proposa aux Rothschild de racheter la région de Jérusalem pour en faire un territoire juif dont sa Légion garantirait les frontières ! Sa mort brutale, en 1855, mit fin à cet ambitieux programme.

Pendant plus d’un siècle, le philosémitisme de Mickiewicz resta un sujet tabou et les historiens n’eurent accès qu’à des textes tronqués et à des biographies incomplètes. Mais nous savons aujourd’hui que sa mère était née dans une famille frankiste, cette secte juive messianique fondée en 1755 dont sa femme, elle-même demi-juive, était également adepte. Ainsi élevé dans l’ésotérisme et la kabbale, Mickiewicz était parfaitement conscient de ses origines : « Je suis né de mère étrangère », écrit-il dans Dziady. « Mon père venait de la tribu des Mazurs, ma mère a été convertie dans l’enfance, si bien que je suis moitié Polonais moitié Juif, et j’en suis fier ». Dans Pan Tadeusz, sa grande fresque lyrique, il met en scène Yankiel, un musicien juif patriote et virtuose du cymbalum, instrument alors très en vogue chez les klezmorim. Tous les enfants polonais connaissent le Koncert Jankiela (le Concerto de Yankiel), et si vous croisez un cymbalum à Varsovie, il se trouvera toujours un quidam pour réciter : « Bylo w Polsce cymbalistów wielu, ale zaden nie smial zagrac przy Jankielu » (« Il y a eu beaucoup de joueurs de cymbalum en Pologne, mais aucun de comparable à Yankiel »).

On voit Yankiel sur un des timbres émis par la Pologne le 30 juin 2000, interprétant la Marche de Dombrowski pour un auditoire admiratif, tandis qu’un de ses élèves à kippa et papillotes, agenouillé à ses côtés, le contemple avec émerveillement. Avec sa centaine de cordes fortement tendues, le cymbalum était quasiment impossible à accorder, mais malgré ce défaut il animait joyeusement noces et banquets et nos aïeux adoraient sa musique. S’il a disparu des orchestres klezmer d’aujourd’hui, est-ce parce que notre oreille est devenue plus exigeante ou parce qu’on ne sait plus boire comme des Polonais ? « Dans ses mains, les baguettes s’éveillent, tourbillonnent au-dessus des cordes, vrombissent… Elles battent fièrement une marche victorieuse, puis l’instant d’après elles s’anéantissent, c’est comme un bruissement, un clapotis, une petite pluie… et l’assistance, bouleversée, retient son souffle. »
CLAUDE WAINSTAIN


Retour