Chronique publiée dans
L'Arche n° 514, décembre 2000
Les Juifs dans les timbres

Norbert Wiener, fils prodige

Leo Wiener, un linguiste immigré de Russie et qui enseignait à Harvard, n'était pas du genre à s'en remettre au destin. Il avait même tout planifié d'avance : quoi qu'il arrive, son premier-né serait un génie. Dès la naissance de son fils Norbert, en 1894, à Columbia, il entreprit donc de lui inculquer méthodiquement un maximum de connaissances, et le pauvre Norbert devint l'enfant prodige attendu. À sept ans, son érudition scientifique et littéraire était déjà remarquable. À onze ans il entrait à l'Université, et à dix-huit il terminait Harvard avec un doctorat en mathématiques.

YIDDISH ET ANTISÉMITISME

Son adolescence difficile fut marquée par une étrange expérience : un jour, il apprit que son père était juif. La chose peut paraître incroyable, si l'on songe que ce dernier était un spécialiste en folklore et en langue yiddish, qu'il avait publié une Poésie populaire des Juifs russes et une Histoire de la littérature yiddish au dix-neuvième siècle, et qu'il avait apporté ses propres livres à la bibliothèque de Harvard pour y créer un fond yiddish. Pourtant, le jeune Norbert n'avait jamais soupçonné son origine. Lorsqu'il la découvrit, son univers bascula. Brusquement, il se sentit non désiré, mal aimé, rejeté par sa mère dont il connaissait l'antisémitisme. Une enfance confisquée, une adolescence tourmentée : voilà qui marque un homme. Wiener passa du stade de gamin odieux à celui d'adulte à peine plus fréquentable, une sorte d'ours solitaire et gauche que ni la gloire ni sa nomination comme professeur au M.I.T. ne réussirent à apprivoiser.

En 1940, il fut réformé pour myopie, mais il passa la guerre à perfectionner le guidage des missiles anti-aériens. Ce domaine le passionna. Il s'intéressa à la transmission de l'information et à son contrôle par feed-back, étendit ses recherches à la biologie et à la psychologie, et finalement, en 1948, publia Cybernetics, un ouvrage de synthèse dans lequel il jetait les bases d'une science nouvelle et pluridisciplinaire. Le succès fut immédiat, non seulement auprès des scientifiques mais aussi dans le grand public, et le mot " cybernétique " qu'il avait inventé fut sur toutes les lèvres. Après ce best-seller, Wiener ne cessa d'insister sur les dangers qui pouvaient résulter de l'application inconsidérée de ses théories. On ne crée pas impunément un robot qui pense, " de telles machines sont l'équivalent moderne du Golem ", répétait-il, en soulignant qu'il descendait lui-même du fameux rabbin Loew de Prague.

DISTRACTION LÉGENDAIRE

Ce personnage singulier, père spirituel de l'automation, de la robotique, de l'ordinateur et d'Internet, est aujourd'hui tombé dans un demi-oubli, à peine troublé ici et là par une émission philatélique, un timbre israélien à son effigie en juillet 1998, un autre, moldave, en février 2000. À l'époque, pourtant, ses grosses lunettes, sa barbiche et sa bedaine faisaient la joie des magazines, et sa distraction légendaire était une source inépuisable d'anecdotes. On raconte qu'un jour Wiener fut abordé sur le campus par un étudiant désireux de l'entretenir d'un sujet mathématique. Il discuta avec lui du problème puis, ayant terminé, lui demanda : " Quand vous m'avez arrêté, je venais de cette direction ou de la direction opposée ? " L'étudiant lui indiqua la direction d'où il était venu. " Oh, dit Wiener, dans ce cas, je n'ai pas encore mangé. " Et il reprit sa route en direction du réfectoire.

CLAUDE WAINSTAIN

 


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