Chronique parue dans
L’Arche N°495/mai 1999
Les Juifs dans les timbres

Le fauteuil « Wassily »

N’allez pas croire, en contemplant ce timbre, que je cherche à compenser l’angoisse de la page blanche par la politique de la chaise vide. Cette structure élégante de cuir et d’acier, émise par l’Allemagne le 20 août 1998, fait bel et bien partie de notre thématique, puisque, comme l’indique la légende, elle est l’œuvre de l’architecte juif Marcel Breuer, un personnage discret sur ses origines, mais qui, un matin de mai 1902, reçut très réglementairement, et à l’âge de huit jours, le prénom hébraïque de Haïm ben Yaacov.
Un parcours classique d’intellectuel juif d’Europe centrale : après des études à Pécs, sa ville hongroise natale, Breuer obtient un diplôme d’architecture à Vienne, puis s’inscrit, en 1920, au Bauhaus de Weimar. Comme tous ceux de sa génération, Breuer est fasciné par cette nouvelle école, qui entend faire table rase du passé et réinventer entièrement l’art et l’architecture. Il y entre comme étudiant : quatre ans plus tard, c’est à lui qu’on confie la division « menuiserie ». Il invente le mobilier modulaire interchangeable, qui, de simple exercice de style, deviendra un concept à succès, puis il imagine un siège révolutionnaire, entièrement constitué de tubes d’acier. On dit que cette idée lui est venue en examinant le guidon de sa bicyclette. En réalité, il s’est probablement inspiré des procédés de l’usine Junkers, voisine du Bauhaus, qui maîtrise parfaitement l’acier tubulaire destiné à l’aviation. Son premier prototype irradie une beauté étrange, avec ses tubes cintrés réunis par de gros boulons et sa toile à bâche rustique. Mais il est dépourvu d’assise dorsale, et totalement inutilisable. Breuer rajoute alors un dossier, remplace la toile par du cuir : le fauteuil «Wassily» est né. « Wassily », parce qu’il est destiné à Wassily Kandinsky, qui possède un logement au Bauhaus.
En 1928, Breuer quitte l’enseignement et exerce à Berlin, entamant une carrière professionnelle sans grand éclat que l’exil, en 1935, viendra interrompre. Après Londres, il émigre aux USA, à Harvard, où son ancien professeur du Bauhaus, Walter Gropius, l’a invité. De la collaboration entre les deux hommes va naître un nouveau style architectural qui influencera fortement l’urbanisme américain. Breuer devra cependant attendre 1952 pour connaître la consécration internationale, grâce au Palais de l’Unesco, un édifice futuriste qu’il réalise à Paris avec Zehrfuss et Nervi et qui est reproduit sur une trentaine de timbres.


Quant au fauteuil Wassily, dont la perfection étincelante se joue des décennies, il est repris aux Etats-Unis par la multinationale Knoll-Studio, qui se charge de le faire connaître au monde entier. Devenu l’incarnation du mobilier « intellectuel » qu’adorent les Américains, et suffisamment cher pour intéresser l’élite des lofts, il trône dans tous les magazines de décoration contemporaine. On le propose recouvert de grosse toile écrue, ou encore de nylon coloré, mais les puristes exigent le véritable fauteuil Wassily d’origine, celui de 1925, avec la signature « Breuer » gravée dans le métal. Il coûte tout empaqueté la bagatelle de 535 dollars. Les moins fortunés, ou les moins snobs, se contenteront d’une imitation genre salle d’attente, moins chère, moins officielle et moins durable, mais qui réalise pleinement le vieux rêve de Breuer : mettre l’esthétique industrielle à la portée des masses, et offrir au monde un authentique siège social. •