Chronique publiée dans
LArche 493/mars 1999
Les Juifs dans les timbresMademoiselle Irène Cahen dAnvers
Il est des tableaux au destin rocambolesque, tel La Joconde, volée vingt fois, vingt fois retrouvée, tailladée au couteau puis réparée, aujourdhui emprisonnée sous un blindage de verre ; ou paradoxal, comme les Tournesols de Van Gogh, achetés une bouchée de pain par un ami du peintre et revendus cent ans plus tard des dizaines de millions de dollars. Et il en est dont le destin est une tragédie.
Cest le cas de ce portrait de Mademoiselle Irène Cahen dAnvers, peint par Renoir en 1880, aujourdhui unanimement reconnu comme un pur chef-duvre. Traduisant avec délicatesse la rêverie mélancolique dune jeune fille, ses grands yeux ingénus, sa chevelure rousse déployée sur le dos et ses mains sagement posées sur les genoux « peu duvres ont réussi comme celle-ci à capter tout ce qui nous demeure inaccessible du monde intérieur dun enfant », écrit à son propos Pierre Assouline , ce tableau neut pourtant pas une vie facile. Dès sa conception, luvre déplaît fortement à la famille Cahen dAnvers, et plus encore à la jeune Irène, qui déteste ce portrait delle-même et le détestera toute sa vie. Le chef-duvre, comble dinfamie, sera relégué dans un placard, avant dêtre recueilli, en 1910, par la propre fille dIrène, Béatrice.
Trois décennies plus tard, la guerre sabat sur les Cahen dAnvers et les nazis raflent familles et tableaux. Le portrait de Mademoiselle Irène Cahen dAnvers, dont la valeur, entre-temps, est devenue inestimable, tombe entre les mains de Goering, qui le cède à un certain Georg Bührle, riche industriel suisse dorigine allemande, pourvoyeur darmes lourdes pour la Wermacht et gros acheteur de tableaux volés. Mais à la Libération, Irène Cahen dAnvers, ex-de Camondo et désormais comtesse de Sampieri, découvre dans une liste dobjets dart pillés la trace de son Renoir, et entreprend de le récupérer. La spoliation est manifeste, pour un tableau aussi connu et maintes fois exposé, et dont les légitimes propriétaires, Béatrice et Léon Reinach, ont disparu dans les camps. Aussi Irène récupère-t-elle son tableau, mais cest pour sapercevoir quil lui déplaît toujours autant.
Pauvre Renoir ! Rarement uvre fut plus haïe par son modèle ! En 1949, elle le met en vente dans une galerie parisienne. Un amateur, aussitôt, sen porte acquéreur. Cest Georg Bürhle. Le portrait reprend le chemin de la Suisse, en toute légalité cette fois, et cest ainsi quil se trouve aujourdhui à Zurich, à la Fondation Bührle, accroché peut-être à côté dautres toiles volées à dautres Juifs. Nayant aucune envie de visiter la Fondation Bürhle, je préfère contempler Mademoiselle Irène Cahen dAnvers dans sa version philatélique, sur un timbre du Seyun de 1967 et un autre du Niger, tout récent celui-là et dont la mise en circulation a bien surpris Erika Lindt, la directrice de la Fondation Bührle : « Normalement, sétonne-t-elle, on sadresse à la Fondation pour obtenir le permis de reproduction, permis qui est remis contre le paiement dune taxe fixée par le Conseil de la Fondation.. » La Fondation Bührle spoliée par le Niger ! Mais cest quelle est morale, cette histoire ! ClaudeWainstain