Chronique

Je promène mon gros nez, par Philippe Gumplowicz

(l'Arche - février 1997)

Contre la solitude (éloge de Yankélè)

Amis, l'hiver est au plus froid, on se pelotonne contre qui on peut, et malheur à ceux qui n'ont pas entré le bois pour se chauffer. C'est le temps, pour ceux qui sont seuls et se trouvent mal dans cet état, d'envisager d'y remédier. Les semis ne commencent-ils pas au plus sévère des froidures hivernales, comme le dit le dicton paysan: "  A Sainte-Agathe [5 février], sème ton oignon jusque dans la glace. "

S'il est possible de semer en février, toutes les autres saisons sont, à plus forte raison (le kal va homer du Talmud), propices à la plantation de l'oignon. L'amour, ou ce qui en tient lieu, peut vous tomber dessus par n'importe quel temps, à n'importe quelle saison de la vie. Ainsi de Yankélé.

Yankélé vit et travaille (comme disent avec simplicité les peintres ou les auteurs de théâtre d'avant-garde) à Melbourne, Australie. Eloigné de la maigre famille qui lui reste, veuf depuis un temps indéterminé, chahuté par la barbe nouvelle d'un fils baal téchouva ("  Quand je le regarde, j'ai l'impression de voir mon grand-père "), laminé financièrement par des roulettes de casino capricieuses, épuisé par une vie qu'il eût souhaité moins remplie (Lodz, Auschwitz, Palestine, Israël, Australie), avancé en âge, Yankélè ruminait sa solitude et sentait le froid le gagner ("  On lui mit des couvertures, sans qu'il pût se réchauffer " , dit la Bible à propos de David vieillissant).

Respectueux de sa tradition ("  Les actes des pères sont des signes pour leurs enfants "î), Yankélè prit exemple sur le roi David ("  On cherche pour le roi une jeune fille qui assiste le roi et qui le soigne ; elle couchera sur [son] sein, et cela tiendra chaud au roi ") . Il remplaça ses angoisses vertigineuses de la nuit par des épuisants soucis de tous les jours; il se maria. L'élue : une jeune fille originaire des Philippines, cinquante ans de moins que Yankélè.

C'est ce qu'il raconte, sans un mot de trop et avec une voix que l'on prête au chef indien dans les westerns de série Z, lors de conversations bibliques qui se déroulent généralement entre trois heures et cinq heures du matin. Ne mettons pas trop vite sa propension à diminuer notre sommeil avec un ì allô î sépulcral sur le compte des méandres du décalage horaire, et encore moins sur sa réputation de méshuggah (de fou).

Car ce qu'il doit dire est plus important que les convenances. Que dit-il? Qu'il reste quatre cousins germains d'une famille qui fut autrefois très nombreuse, qu'il a besoin d'argent, que cela n'a pas de prix de parler en yiddish même si l'on vous répond en anglais ; que le temps qui passe est une abomination; que, séparée de lui par un espace-temps infini, vertigineux (ì Cette jeune fille était extrêmement belle, elle soigna le roi et le servit, mais il ne la connut pas î), la jeune Philippine qui partage sa couche est impuissante à combler le sentiment de vide qui le glace.

Un dernier appel de Yankélè, en fin d'après-midi. Le vieux chef m'apprend que la jeune Philippine l'a quitté pour un autre homme, que sa maison est vide, que sa vie est vide, et que sa douleur est horrible.

Je connais Yankélè. Il recommencera. Il n'y a pas d'âge pour semer.