Extrait de l'article "  Le ghetto de Venise " 

paru dans l'Arche de février 1997

La ville où fut inventé le mot "  ghetto "

La première mention d'une présence juive à Venise date de 1090. Il s'agit alors, probablement, de marchands juifs originaires d'Allemagne ou du Proche-Orient. Ils ne sont pas autorisés d'abord à s'établir dans la ville elle-même, mais dans l'île voisine de Spinalunga où se trouve le quartier juif (la Giudecca). En 1366, la permission leur est accordée de demeurer dans Venise - sauf les prêteurs d'argent, qui sont cantonnés à Mestre, sur le continent. Le cimetière juif du Lido est créé en 1386.

La vie des Juifs à Venise n'est pas de tout repos. Ils sont astreints à porter un signe distinctif sur leurs vêtements : un cercle jaune,qui sera remplacé un siècle plus tard par un chapeau jaune puis en 1500 par un chapeau rouge. Il leur est interdit de posséder des biens fonciers. Les prêcheurs antisémites - dont le plus célèbre est le franciscain Bernardino da Feltre - suscitent contre eux l'hostilité populaire. Des accusations de meurtre rituel conduisent trois Juifs au bûcher en 1480, et en 1506 un Juif est lapidé par la foule pour la même raison.

Cependant, dans une Europe où les Juifs sont partout pourchassés et exclus, Venise apparaît comme un havre de paix. C'est ainsi qu'après l'expulsion des Juifs d'Espagne (1492) et du Portugal (1497) un grand nombre d'exilés y trouvent refuge. En mars 1516, les Juifs originaires d'Allemagne et d'Italie sont relégués dans le quartier dit de "  la nouvelle fonderie "  (geto nuovo) : c'est le premier cas de ségrégation physique des Juifs, et le mot ghetto (ce sera son orthographe moderne) entre dans l'histoire. En 1541, les Juifs d'origine orientale sont à leur tour relégués dans le quartier de "  la vieille fonderie " (geto vecchio), et en 1633 l'ensemble est complété avec la création du geto nuovissimo destiné aux Juifs d'origine occidentale.

Cette ségrégation physique, aggravée par un statut discriminatoire et par des menaces répétées d'expulsion, n'empêche pas les Juifs de jouer un rôle important dans les affaires de la République vénitienne. Grâce notamment aux liens qu'ils entretiennent avec d'autres communautés juives, ils contribuent à l'expansion économique et commerciale de la ville. Les autorités en sont conscientes, et leur accordent une certaine protection dans les périodes de crise. De fait, le nombre des Juifs passe de 900 en 1552 à 4 800 en 1655. A cette époque sont édifiées les grandes synagogues du ghetto. La communauté juive de Venise, divisée en trois groupes : Allemands (tedeschi), Orientaux (levantini) et Occidentaux (ponentini), est alors une des plus prospères d'Italie. Ses synagogues sont magnifiques, ses imprimeurs produisent de remarquables ouvrages juifs, ses artistes et ses intellectuels sont renommés sur tout le continent.

Le déclin commence au XVIIIe siècle. Le poids des impôts, les revers de fortune des armateurs, l'attraction exercée par la ville de Livourne, font que les Juifs de Venise deviennent à la fois moins riches et moins nombreux. En 1766, on n'en compte plus que 1 700. Les discriminations dont ils sont l'objet ont considérablement affecté leur position sociale : la plupart font désormais office de fripiers.

En 1797, le général Napoléon Bonaparte occupe Venise. Il abolit les réglementations antijuives et fait brûler symboliquement les portes du ghetto. L'émancipation légale des Juifs vénitiens sera remise en question sous la domination autrichienne, puis réinstaurée dans le cadre du royaume d'Italie créé par Napoléon (1805-1814), puis sujette aux variations politiques qui affectent la ville jusqu'à son annexion au royaume d'Italie en 1866 - date à laquelle la communauté juive de Venise devient partie intégrante du judaïsme italien. La Shoah ne l'épargnera pas: 205 Juifs vénitiens sont déportés. A la fin de la guerre, on ne dénombrait plus que 1 050 Juifs à Venise.

Henri Pasternak