Non, la Cour suprême n’a pas autorisé
l’emploi de la torture

par Haïm Tsadok

(L’Arche, janvier 1997)

Un arrêt de la Cour suprême d’Israël concernant les interrogatoires du Service général de sécurité (le Shabak, couramment dénommé « Shin Beth ») a été interprété par les médias dans le monde entier –– y compris en France  – comme une autorisation donnée par l’organe judiciaire suprême en Israël pour l’emploi de la torture. Voici, à ce sujet, le commentaire de Haïm Tsadok, avocat et ancien ministre de la justice. Ce commentaire a été publié dans le quotidien « Yediot Aharonot. ».

L’arrêt de la Cour suprême de justice concernant le détenu Mouhmad Hamdan a été interprété, en Israël et dans le reste du monde, comme une autorisation donnée au Shabak de recourir dans ses interrogatoires à la torture ou à d’autres méthodes inadmissibles impliquant l’usage d’une pression physique. Si on lit l’arrêt avec attention, on parvient à la conclusion que ces interprétations sont dénuées de tout fondement.
Le détenu, dans l’appel qu’il a interjeté auprès de la Cour suprême, dénonçait le fait que le Shabak utilise dans ses interrogatoires des méthodes interdites : secouer brutalement le corps de l’interrogé, le maintenir sur un banc très bas, lui lier les mains dans le dos, lui attacher un sac sur la tête, le priver de sommeil, etc. Il demandait que la Cour suprême interdise l’usage de ces méthodes comme étant contraires à l’article 277 du Code pénal israélien, qui interdit le recours à la force ou à la violence contre une personne pour lui faire avouer un délit ou pour lui faire communiquer des informations relatives à un délit. Sur la demande du détenu, et avec l’accord de la Cour suprême, le tribunal s’était prononcé en référé de manière à interdire tout recours à des pressions physiques dans les interrogatoires jusqu’à ce que la Cour suprême se soit prononcée. Le lendemain, le Shabak a demandé l’annulation de cette décision, et la Cour suprême lui a donné raison.
L’affaire Hamdan ramène à l’ordre du jour la question: le Shabak a-t-il le droit de recourir à des pressions physiques dans ses interrogatoires, et si oui dans quelles limites ?
Durant des années, le Shabak a été maintenu dans une zone obscure aux limites de la légalité. Il recourait dans ses interrogatoires à des méthodes interdites, et ses représentants faisaient systématiquement devant les tribunaux de faux témoignages sur les méthodes d’interrogatoire. La commission Landau [NDT: commission judiciaire d’investigation sur les méthodes de travail du Shabak] a mis fin à cet état de fait et a posé le principe que le Shabak n’est pas au-dessus de la loi, ni au-dehors de la loi ni à côté de la loi, mais qu’il doit se soumettre à la loi.
Le fondement légal à l’usage de la force physique par un enquêteur du Shabak réside dans l’article du Code pénal (34, 11) relatif à la « nécessité ». Cet article affranchit de toute responsabilité pénale une personne (toute personne, pas seulement un enquêteur du Shabak) ayant commis un délit – comme le recours à la force pour obtenir une information – dans des circonstances où « cette action est nécessaire de manière immédiate afin de sauver sa propre vie ou la vie d’une autre personne du danger réel d’une atteinte grave résultant de l’état des choses régnant au moment des faits, et ce en l’absence de toute alternative ». En d’autres termes : le recours à la force physique dans un interrogatoire est un délit mais l’enquêteur du Shabak n’en subira pas les conséquences pénales si, dans les circonstances données, le recours à la force physique était immédiatement nécessaire afin de sauver des vies. C’est ce qu’on appelle« le principe de la bombe à retardement ».
La règle de la « nécessité » n’est pas une invention israélienne. Ses origines se trouvent dans les droits britannique et américain. La justification essentielle de ce système de défense est qu’il est légitime d’enfreindre la loi afin d’empêcher un attentat, une catastrophe, des atteintes plus graves encore.
Dans le cas du détenu Hamdan, la Cour suprême a été convaincue qu’il existe une suspicion fondée selon laquelle le détenu possède des informations essentielles dont l’obtention immédiate empêchera une catastrophe, sauvera des vies humaines et préviendra de très graves attentats. Dans ces conditions, la Cour a jugé qu’il n’y avait plus de raisons de maintenir en vigueur l’arrêt provisoire qui interdisait absolument au Shabak le recours à la contrainte physique. Cependant, la Cour suprême n’a pas donné au Shabak « carte blanche » [NDT: en français dans le texte] pour utiliser la force physique dans ses interrogatoires en général, ni dans l’interrogatoire du détenu Hamdan en particulier. La Cour suprême n’a rien fait d’autre qu’annuler l’arrêt provisoire.
La Cour suprême souligne qu’elle n’a reçu aucune information sur les méthodes d’interrogatoire que le Shabak entend utiliser; elle n’exprime aucun avis à leur sujet et elle ne prend pas position en ce qui concerne la validité de la règle de la « nécessité » et son champ d’application. La responsabilité de veiller à ce que l’interrogatoire de Hamdan se déroule conformément à la loi, et d’en apporter la preuve, incombe entièrement au Shabak.
Sur cette question fondamentale et essentielle – ce qui est permis et ce qui est interdit au Shabak conformément à la règle de la « nécessité » –, il n’existe pas encore de jurisprudence de la Cour suprême. Les recommandations de la commission Landau, et les «autorisations» accordées ou prolongées de temps à autre par la commission interministérielle, sont au plus des recommandations et des lignes directrices; elles ne sont pas de nature à déterminer ce qui est légalement permis ou interdit.
Le jour viendra où la Cour suprême aura à traiter de cette question. On peut envisager au moins deux scénarios en ce sens. Premier scénario : le détenu porte plainte auprès du conseil juridique du gouvernement [NDT : dont les attributions contiennent celles du Parquet français] parce que des pressions physiques ont été exercées contre lui, et le conseil juridique du gouvernement arrive à la conclusion que l’enquêteur a excédé les droits résultant de la règle de la « nécessité » et le fait traduire en justice. Le procès portera alors sur l’étendue de la protection qu’offre la règle de la « nécessité ». Deuxième scénario : le conseil juridique du gouvernement décide de ne pas faire traduire l’enquêteur en justice parce qu’à son avis il est protégé par la règle de la « nécessité »; le détenu s’adresse alors à la Cour suprême afin qu’elle enjoigne au conseil juridique de faire traduire l’enquêteur en justice. Dans ce cas, c’est la plus haute instance juridictionnelle qui devra trancher sur l’étendue de la règle de la « nécessité ».