Article extrait du dossier publié dans
L'Arche n° 524-525, octobre-novembre 2001

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La rumeur dans le monde arabo-musulman:
"Ce sont les Israéliens qui ont monté les attentats
du 11 septembre"

Peu après les attentats du 11 septembre, une rumeur s'est répandue dans le monde entier: ces attentats avaient été organisés par Israël, et on en possédait la preuve. Quelle preuve? La voici: 4 000 Israéliens travaillaient dans les deux tours du World Trade Center, et pas un seul ne s'est présenté à son bureau le 11 septembre. Évidemment, ils avaient été prévenus d'avance, ce qui prouve que le coup avait été monté.
La chaîne de télévision libanaise Al-Manar, qui appartient au Hezbollah, a ouvert son édition du 17 septembre sur ce "scoop", qu'elle attribuait au journal jordanien Al-Watan, lui-même informé par "des sources diplomatiques arabes". Les "4000 Israéliens" miraculeusement épargnés devenaient au fil du compte rendu, "4000 Juifs", mais l'information avait été, prétendait-on, "confirmée par le gouvernement des États-Unis et par le FBI". (Bien entendu, il n'en était rien; interrogé à ce sujet par des médias américains, le FBI fit savoir qu'il n'éprouvait que mépris pour de telles allégations.) "Les seuls à profiter de cet acte de terrorisme sont les Juifs", concluait Al-Manar.
Le 21 septembre, le dirigeant de l'opposition pakistanaise Sami-ul Haq, qui dénonçait le soutien du gouvernement à la politique américaine, citait "les milliers de Juifs" sortis indemnes de l'attentat comme preuve de l'existence d'un complot israélien. Le journal russe Pravda emboîta le pas le même jour, sous la signature d'Irina Malenko, reprenant pratiquement mot pour mot les "révélations" de la télévision Al-Manar. Au même moment, c'est l'ancien chef des services de renseignements égyptiens, Amine Houeidi, qui se faisait l'écho de cette rumeur dans une interview à un magazine égyptien. Le général Hamlid Ghol, ancien chef des services de renseignements du Pakistan, y revenait le 28 septembre dans une interview au quotidien égyptien An-Nahar. Le même jour, le quotidien israélien Haaretz publiait un reportage sur les milieux islamistes de Nazareth, où l'argument des 4000 Juifs était cité pour prouver que ce sont les sionistes qui ont fait le coup.
Le 30 septembre, le correspondant de l'Agence France Presse à Alger témoignait que la rumeur avait fait le tour du monde arabe: "L'hypothèse qui fait florès est celle d'une opération des services secrets israéliens pour avoir "les mains libres en Palestine" et imposer un règlement favorable à Israël dans les territoires occupés." Citant (sans faire de réserves sur sa crédibilité) l'"information" diffusée par la télévision Al-Manar, l'AFP dit que "la rumeur s'est propagée comme une traînée de poudre en Algérie", et qu'elle "a d'ailleurs été reprise par des médias algériens, lui donnant une consistance plus forte et la crédibilisant auprès d'une population prête à être convaincue".
L'origine de la rumeur sur ces 4000 Israéliens (ou 4000 Juifs) miraculeusement sauvegardés tient sans doute à une estimation du nombre des personnes employées dans la zone touchée par les attentats de Manhattan, qui fut diffusée peu après les attaques sur les tours du World Trade Center. Ce chiffre ne reposait sur aucune base précise - pas plus, d'ailleurs, que les nombreux autres chiffres lancés dans l'affolement de ce terrible 11 septembre. Quant au nombre réel des victimes israéliennes, il était estimé lors des premiers décomptes à 130 personnes. La fable selon laquelle des milliers d'Israéliens (ou de Juifs) ne seraient pas venus à leur travail le 11 septembre est sans doute née dans le monde arabe peu après les attentats, à un moment où certains craignaient que la culpabilité des islamistes ne renforce la position politique d'Israël. La manière dont l'histoire s'est construite, sur le thème de la conspiration judéo-israélienne, est caractéristique de la rumeur antisémite.
Le plus remarquable est que cette rumeur ne s'est pas éteinte avec le temps. Bien au contraire, elle n'a fait que s'étendre. Le 4 octobre, un site Internet égyptien publiait une longue interview d'un porte-parole de la prestigieuse Université Al-Azhar, où l'histoire des 4000 Juifs était rapportée entre autres fabulations antijuives (voir, dans ce dossier, des extraits de l'interview). La semaine suivante, c'était le ministre syrien de la défense, Moustafa Tlass, qui expliquait à une délégation britannique que le Mossad avait prévenu les Juifs du World Trade Center de rester chez eux le jour de l'attentat. Le journal iranien Ressalat citait pour sa part des "experts" selon qui seul le Mossad avait pu réaliser une opération aussi complexe. Une dépêche de l'agence Reuters, en date du 17 octobre, indique qu'au Pakistan les journaux ont été submergés de lettres de lecteurs reprenant la thèse du complot sioniste.
En fait, la quasi totalité des pays arabes ou musulmans ont été gagnés par ce vent de folie. Et les autres pays n'en sont pas exempts. L'American Jewish Committee a reçu des appels urgents en provenance des communautés juives de pays non-musulmans comme la Grèce et l'Afrique du Sud, demandant de l'aide pour réfuter ces allégations. La présence de médias arabes à l'échelle internationale fait que la thèse de la conspiration juive gagne chaque jour de nouveaux adeptes. De Belgique, on nous rapporte que des jeunes ont apostrophé leurs enseignants: "Pourquoi ne parle-t-on pas des 4000 Juifs qui ne sont pas venus au travail le jour de l'attentat?" En France, des sites Internet continuent de colporter la rumeur, et dans divers milieux on s'y réfère déjà comme à une vérité établie.
Les historiens se penchent, de temps à autre, sur la naissance et le développement des fantasmes antisémites. En voici un qui apparaît sous nos yeux, à l'échelle planétaire.