Article extrait du dossier publié dans
L'Arche n° 524-525, octobre-novembre 2001

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Pourquoi le monde n'a pas vu les manifestations
de joie des Palestiniens

Par des menaces de mort, l'Autorité palestinienne a empêché les journalistes de rendre compte des réactions après les attentats anti-américains - et les médias ont obéi au doigt et à l'œil.

On se souvient des images diffusées le jour du 11 septembre, montrant des Palestiniens se réjouissant des attentats qui venaient de frapper les États-Unis. C'étaient, a-t-on souligné, toujours les mêmes images qui passaient en boucle. Et les commentateurs de suggérer (ou d'écrire) que les réjouissances en question étaient un phénomène marginal, et que les chaînes de télévision avaient falsifié l'information en faisant passer pour une réaction généralisée ce qui n'était qu'un dérapage local. La vérité est tout à fait différente. Et cette vérité jette une ombre inquiétante sur l'Autorité palestinienne, ainsi que sur les médias occidentaux. Voici l'histoire que l'on ne vous a pas racontée.
Le 11 septembre, jour des attentats, un caméraman palestinien, qui travaille comme pigiste pour la grande agence Associated Press (AP), se trouve à Naplouse, en territoire autonome palestinien. Il filme les manifestations de joie de la foule. Peu après, le cameraman est convoqué dans un bureau des services de sécurité de l'Autorité palestinienne, où on lui demande de ne pas diffuser les images qu'il vient de prendre. Une dépêche publiée deux jours plus tard par Associated Press relate ainsi l'affaire: "Le journaliste a précisé avoir reçu par ailleurs des appels téléphoniques passés au nom de Tanzim, milice armée proche du Fatah de Yasser Arafat, affirmant qu'il serait tenu pour responsable de la diffusion des images. Puis, ajoute le caméraman, l'interlocuteur s'est montré plus explicite, en le menaçant de mort. Plusieurs représentants de l'Autorité palestinienne ont contacté le bureau d'AP à Jérusalem, pour l'exhorter à ne pas diffuser les images. Ahmed Abdel Rahman, secrétaire du Cabinet de Yasser Arafat, a déclaré que l'Autorité palestinienne ne pourrait pas "garantir la vie" du caméraman si ces images étaient transmises."
Le caméraman cède, et demande à son employeur de ne pas diffuser les images; l'agence accepte, afin de ne pas le mettre en danger. Le chef du bureau de l'Associated Press à Jérusalem, Dan Perry, proteste le lendemain auprès de l'Autorité palestinienne, et publie le 13 septembre une dépêche relatant les faits. Dans cette dépêche, il est indiqué par ailleurs que ce cas de censure n'est pas isolé: "Un photographe de l'AP à Naplouse n'a de son côté pas pris de clichés, après avoir reçu sur place des avertissements en ce sens."
Les médias étrangers, d'habitude si prompts - à juste titre - à prendre la défense des journalistes menacés, font montre d'une étonnante discrétion. Des journalistes français iront jusqu'à affirmer qu'il n'y avait que quelques dizaines de Palestiniens à se réjouir, alors que dans la seule ville de Naplouse le correspondant le l'AFP en avait compté deux mille (dépêche datée du vendredi 14 septembre).
L'association de la presse étrangère en Israël publie, certes, une vive protestation. Mais l'Autorité palestinienne n'en a cure, et elle continue de censurer les images. Une autre dépêche de l'AFP, rédigée le 14 septembre dans le camp de Nusseirat (bande de Gaza), décrit ainsi les faits:
"L'Autorité palestinienne, tétanisée par les conséquences des attentats aux États-Unis, se trouve acculée à des expédients, comme en témoigne la confiscation vendredi des images d'une manifestation où figurait un portrait d'Oussama Ben Laden.
Lors d'un rassemblement du mouvement radical islamiste palestinien Hamas dans le camp de réfugiés de Nusseirat, dans la bande de Gaza, des centaines de personnes ont porté, au milieu des drapeaux verts, un grand portrait du principal suspect des attentats sanglants sur le sol américain, sur lequel on pouvait lire: "Le cheikh moudjahid (combattant) Oussama Ben Laden".
Aussitôt après la fin de la manifestation, la police palestinienne a interpellé un rédacteur et un photographe de Reuters, un photographe de l'AFP, un cameraman d'APTV [Associated Press - NDLR] et le correspondant de la télévision satellitaire d'Abou Dhabi.
Ils ont été relâchés après confiscation de leurs cassettes et pellicules. La police a également saisi l'appareil du photographe norvégien de l'AFP Odd Andersen, seul étranger interpellé, et le lui a ensuite restitué sans sa disquette."
La dépêche de l'AFP poursuit ainsi:
"L'Autorité palestinienne a multiplié depuis mardi les initiatives, jusqu'à présent stériles, pour conjurer l'amalgame entre les attentats aux États-Unis, qu'elle a condamnés sans ambiguïté, et les attaques suicide en Israël qui sont devenus l'un des aspects de l'Intifada.
Le harcèlement contre les journalistes coupables d'avoir montré des scènes de joie dans les territoires palestiniens après les attentats, en particulier à Naplouse en Cisjordanie, s'est accompagné de négations pures et simples des faits.
L'Autorité palestinienne a ainsi démenti toute manifestation de joie, même très circonscrite à Naplouse ou à Khan Younès (sud de la bande de Gaza), au mépris des images et des témoignages, et bien qu'aucun Palestinien n'ait, selon toute vraisemblance, trempé dans les attentats aux États-Unis."
L'AFP a adressé, comme Associated Press, une protestation officielle à l'Autorité palestinienne, avec le peu de résultats que l'on imagine.
Toujours le 14 septembre, l'organisation Reporters sans Frontières (RSF) publiait le communiqué suivant :
" Autorité palestinienne - Manifestations de joie suite aux attentats: interdiction de filmer.
Dans une lettre adressée au vice-ministre de l'intérieur, Ahmed Saïd Tamimi, Reporters sans frontières (RSF) a protesté contre les nombreuses intimidations dont les journalistes ont fait récemment l'objet dans les territoires sous autorité palestinienne. "Il existe des sujets que l'Autorité palestinienne ne souhaite pas voir aborder dans les médias", a déclaré Robert Ménard, secrétaire général de l'organisation. "Nous vous demandons d'agir pour que cessent les entraves au droit d'informer rencontrées par les journalistes sur les territoires sous votre contrôle", a-t-il ajouté.
Le 11 septembre 2001, des Palestiniens manifestaient leur joie, devant les caméras, suite aux attentats perpétrés sur le sol américain. Depuis, l'Autorité palestinienne, soucieuse de ne pas heurter davantage l'opinion mondiale, tente de faire cesser ces démonstrations. Selon les informations recueillies par RSF, des forces de police et des hommes armés ont empêché, à Naplouse, ce même jour, les journalistes de couvrir ces événements."
Le 17 septembre, un organisme international, le Committee to Protect Journalists (CPJ) adressait à Yasser Arafat une lettre où, rappelant les événements mentionnés plus haut, il émettait une "forte protestation" envers un tel comportement.
Faut-il donc se demander pourquoi l'on n'a pas vu d'autres images de Palestiniens en liesse? Il faudrait plutôt se demander pourquoi les pressions brutales exercées par l'Autorité palestinienne sur les journalistes n'ont pas été rapportées dans la presse internationale.
En l'occurrence, c'est un comportement indécent que l'on a voulu minorer, parce qu'il semblait politiquement inopportun. Certains journalistes, jusque dans les plus grands journaux français (Le Monde, Libération), ont même voulu croire, ou laisser croire, que les images diffusées ne reflétaient pas la réalité, qu'il y avait eu "manipulation". Or s'il y a bien eu manipulation, nous venons de le voir, elle n'a pas pour effet d'amplifier les réactions de joie des Palestiniens mais au contraire de les censurer.
Les mêmes manifestations de joie, faut-il le rappeler, saluent régulièrement les attentats contre des civils israéliens. On ne fait pas autant d'efforts pour les dissimuler. Faut-il considérer qu'elles sont alors compréhensibles, voire légitimes?
Il convient aussi de se poser d'autres questions. Qui croira que l'Autorité palestinienne n'a jamais agi de la sorte au cours des douze mois de l'Intifada? Des pressions non moins brutales ont été exercées sur des journalistes afin qu'il couvrent les affrontements de l'Intifada dans le sens souhaité par l'Autorité palestinienne. Et, comme dans le cas présent, pour un journaliste qui a été réduit au silence, il en est dix autres, cent autres, qui se sont auto-censurés afin de poursuivre leur travail sans risquer leur vie.