Article extrait du dossier "Israël face au langage de la haine" paru dans L'Arche n°520 (juin 2001)

Bachar el-Assad appelle à la guerre sainte contre les Juifs

par Meïr Waintrater

Pour recevoir à titre gracieux un numéro d'essai de L'Arche contenant cet article, envoyez votre adresse à L'Arche, 39 rue Broca 75005 Paris, ou par télécopie au 0142171031, ou par courrier électronique archejud@club-internet.fr

Un discours antisémite prononcé devant le pape suscite dans le monde des réactions contrastées

Le président syrien Bachar el-Assad est coutumier de la diabolisation d'Israël et du judaïsme. À deux reprises déjà, au dernier sommet arabe puis lors d'une visite officielle en Espagne, il avait émis l'opinion que le sionisme est pire que le nazisme. Mais c'est en présence du pape qu'il s'est surpassé. Dans son allocution de bienvenue à Jean Paul II, prononcée à Damas, le 5 mai, il s'est lancé dans un discours ouvertement antisémite. La fréquentation d'anciens nazis - dont le plus illustre est l'officier SS Aloïs Brunner, réfugié en Syrie il y a des décennies et dont la condamnation à mort pour crimes contre l'humanité vient d'être prononcée par un tribunal français - a sans doute convaincu les hommes au pouvoir à Damas que la rhétorique antisémite était un moyen sûr de toucher le cœur du monde chrétien. Les hommes politiques et les médias occidentaux y ont aussi leur part de responsabilité, puisque les dénonciations du discours antijuif syrien ont toujours été timides, voire inexistantes. La venue du pape a donc paru être le moment opportun pour faire entendre clairement un message qui peut se résumer ainsi: "Chrétiens et musulmans, unissons-nous contre les Juifs qui sont les meurtriers du Christ et les ennemis de Mahomet".

Du discours de Bachar el-Assad, la presse internationale a généralement retenu le passage où les Juifs sont accusés d'avoir comploté successivement contre Jésus et Mahomet. Mais un examen attentif du discours (voir ci-dessous) montre que la trame antijuive y est présente du commencement à la fin. Les "souffrances" de Jésus sont attribuées dès le départ à "ceux qui s'opposaient aux principes et aux valeurs" qu'il a légués; Assad ne se réfère pas ici aux enseignements du christianisme contemporain, selon lesquels Jésus est mort pour racheter les péchés de tous les humains, mais bien au récit traditionnel de la Passion qui en attribue la culpabilité aux seuls Juifs. Et qui sont ensuite "ces gens qui tentent sans cesse de soumettre à nouveau tous les peuples aux souffrances et aux tourments" ("à nouveau ", est-il souligné), sinon encore et toujours les Juifs ? Assad égrène la liste des crimes commis par ceux qui "ont prétendu que Dieu avait créé un peuple supérieur à tous les autres peuples". Ils assassinent, ils torturent, ils profanent les mosquées et les églises. Puis vient la phrase comparant Jésus et Mahomet, avant une adresse au pape qui ne peut se comprendre que comme un appel à la guerre sainte.

En France, le quotidien Le Monde a aussitôt dénoncé dans un éditorial les propos du dictateur syrien (voir ci-dessous). Dans les milieux catholiques, les réactions ont été plus complexes. Jean Paul II, en effet, n'avait pas réagi au discours de Bachar el-Assad, et son porte-parole, Joaquin Navarro-Vals, avait refusé de s'exprimer sur ce discours malgré les questions des journalistes (il s'était contenté de rappeler "la position de l'Église sur l'antisémitisme").

Le quotidien catholique La Croix, dans son édition du 9 mai, relate l'incident en ces termes: "Le président syrien a tenu samedi à Damas des propos antisémites qui ont provoqué un véritable tollé international." On ne peut donc lui reprocher d'avoir passé l'incident sous silence, d'autant que les réactions négatives au discours d'Assad y sont largement rapportées. Dans son commentaire, Guillaume Goubert souligne que "Jean Paul II a rarement été confronté à un discours aussi embarrassant". Il invoque les "usages diplomatiques" pour expliquer l'absence de réponse du pape, mais veut voir dans un paragraphe du discours papal une réponse indirecte aux " propos empreints de mépris qui venaient d'être prononcés".

Cette réaction à chaud, embarrassée mais somme toute honorable, contraste avec l'absence de réaction de l'hebdomadaire catholique La Vie (daté du 10 mai), dont l'envoyé spécial Laurent Grzybowski décrit longuement la visite du pape en Syrie mais résume sèchement l'incident en une phrase, une seule, que voici: "Pour l'accueillir, le président Bachar el-Assad n'avait pas hésité, dans un virulent discours politico-religieux prononcé quelques minutes plus tôt, à marteler, à propos des Israéliens : "Ils tentent de tuer tous les principes des religions célestes, mentalité par laquelle fut trahi puis torturé le Christ."" C'est tout. Aucun écho de l'émotion suscitée par ces propos. Manque de temps, d'espace ? La semaine suivante, La Vie persiste dans son mutisme. Quant à l'hebdomadaire Témoignage chrétien, il se contente d'une discrète petite "brève". Ainsi, les lecteurs de la mouvance " chrétienne de gauche " feront l'économie d'une réflexion, qui eût pourtant été salutaire, sur le potentiel de haine antisémite que recèle le discours proche-oriental. D'autant qu'en l'occurrence c'est à eux, en tant que chrétiens, qu'il était fait appel pour s'engager dans la croisade antijuive.

Cette étonnante discrétion n'est certes pas le fait de tous les chrétiens. On a vu plus haut que La Croix avait fait clairement comprendre son sentiment. Mgr Olivier de Berranger, évêque de Saint-Denis, cité dans l'éditorial du Monde, était plus explicite encore. Le cardinal-archevêque de Paris, Mgr Jean-Marie Lustiger, aura été le plus virulent dans sa condamnation, et il faut souligner la déclaration de l'Amitié judéo-chrétienne (voir ci-dessous) qui "s'associe pleinement" à sa réaction.

Signalons enfin que le 15 mai l'ICCJ (International Council of Christians and Jews, regroupant 33 associations d'amitié judéo-chrétienne dans le monde entier) adressait une lettre au cardinal Walter Kasper, président du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité chrétienne et de la Commission vaticane pour les relations religieuses avec les Juifs. Cette lettre, signée par le révérend Friedhelm Pieper, secrétaire général de l'organisation, soulignait "l'horreur et le dégoût de toutes les personnes décentes à l'égard de l'exploitation, faite récemment par le président Bachar el-Assad, de la venue du pape en Syrie et de la première visite qu'ait jamais faite un pontife dans une mosquée". L'ICCJ déplorait l'absence d'une "déclaration officielle du Vatican stigmatisant ces remarques et confirmant que l'Église rejette l'antisémitisme sous toutes ses formes, ainsi que toute idée de culpabilité juive collective pour la mort de Jésus".

Mais, quelles que soient les raisons du Vatican, elles n'engagent pas les médias catholiques ni a fortiori l'opinion publique dans son ensemble. Les réactions des uns et, surtout, l'absence de réaction des autres à un discours qui vise à réveiller l'antisémitisme chrétien sont, à cet égard, un bon révélateur de leurs comportements en ces temps où le langage de la haine se répand dangereusement.

Ce que Bachar el-Assad a dit au pape

Extraits du discours de bienvenue prononcé par le président syrien Bachar el-Assad, lors de l'arrivée du pape Jean Paul II à Damas, le 5 mai 2001.

"Nous avons tous appris beaucoup des souffrances et des tourments de Jésus-Christ, causés par ceux qui s'opposaient aux principes et aux valeurs divins et humains qu'il nous a enseignés (…). Votre Sainteté incarne le plus haut niveau de responsabilité pour maintenir ces valeurs, d'autant plus qu'il y a ces gens qui tentent sans cesse de soumettre à nouveau tous les peuples aux souffrances et aux tourments. C'est pourquoi nos frères en Palestine sont assassinés et torturés, la justice est violée, et en conséquence des territoires au Liban, au Golan et en Palestine ont été occupés par ceux qui ont même tué le principe d'égalité lorsqu'ils ont prétendu que Dieu avait créé un peuple supérieur à tous les autres peuples. Nous avons vu qu'ils ont conduit des agressions contre les Lieux saints musulmans et chrétiens en Palestine, qu'ils ont profané la Sainte mosquée (El-Aksa), l'Église du Saint-Sépulcre à Jérusalem et l'Église de la Nativité à Bethléem. Ils essaient de tuer tous les principes des fois divines, avec la même mentalité qui leur a fait trahir et torturer Jésus-Christ, et de la même manière qu'ils ont tenté de trahir le prophète Mahomet (que la paix soit sur Lui). La mise en œuvre des commandements divins impose que l'on prenne position contre ceux qui les nient. (…) Votre Sainteté, (…) nous sentons que dans vos prières, lorsque vous rappellerez les souffrances de Jésus-Christ vous vous souviendrez des peuples du Liban, du Golan et de la Palestine qui sont torturés et qui souffrent de la répression et de la persécution. Nous attendons de Votre Sainteté qu'elle soit de leur côté dans leurs efforts pour reprendre ce dont ils ont été injustement dépouillés." (D'après le texte en anglais diffusé par l'agence de presse officielle syrienne SANA.)

L'Amitié judéo-chrétienne et Mgr Jean-Marie Lustiger

Dans un communiqué daté du 16 mai 2001, l'Amitié judéo-chrétienne de France fait savoir qu'elle "s'associe pleinement à la réaction exprimée par le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, qui était sur place lors de ce discours."

Le communiqué reproduit ensuite le texte de la réaction du cardinal Lustiger sur Europe 1, le 8 mai, tel qu'il a été diffusé par l'Agence France Presse:
Le président syrien Bachar el-Assad, a déclaré le cardinal, s'est "déconsidéré" par ses propos "tragiquement risibles" sur Israël et les Juifs, en présence du pape Jean Paul II. "La vraie question qu'on doit se poser, c'est pourquoi a-t-il tenu des propos aussi démesurés, aussi grossiers d'une certaine façon, dans l'appel aux chrétiens pour faire un front uni contre les Juifs et contre Israël, alors que les arguments qu'il employait sont récusés par le pape. Si ce que Bachar el-Assad a dit représente ce qu'il pense, alors il faut que tous les diplomates français, américains, russes, des différents pays qui veulent essayer de négocier une paix au Proche-Orient rentrent vite chez eux et fassent autre chose. Ils perdent leur temps."

Le Monde: "Propos de haine"

Extrait de l'éditorial du journal Le Monde daté du 9 mai 2001, intitulé "Le silence du pape".

"Le pape n'était pas venu en Syrie pour cautionner les pratiques de la dynastie Assad, mais pour appeler au dialogue entre toutes les communautés, dans le respect de leurs différences. Son message n'a pas été entendu à Damas. Recevant samedi Jean Paul II, le président Bachar el-Assad a lancé une attaque contre les Juifs en déclarant qu'ils voulaient "assassiner tous les principes de toutes les religions, de la même manière qu'ils avaient trahi Jésus et essayé de tuer le prophète Mahomet". Le pape n'a rien répondu. Quel que soit son état de fatigue, il n'excuse pas son silence ni celui de son entourage sur ces propos de haine.

L'évêque de Saint-Denis, interrogé sur Radio J, a, lui, trouvé les phrases justes pour juger "intolérables" ces déclarations: "Ce qui est scandaleux, c'est que le président syrien, qui est un nouveau venu sur la scène internationale, mais qui utilise les mêmes ficelles que son père, n'ait pas hésité à chercher à manipuler le chef de l'Église catholique."

Le silence du pape donne des arguments à ceux qui pensent que le jeune président syrien a utilisé à son profit cette visite pour inventer un front islamo-chrétien contre Israël destiné à accroître son assise populaire. Le fait que le pape n'ait rien dit, non plus, sur les violations des droits de l'homme dans cette dictature et sur la situation au Liban ajoute au malaise."

Retour

© 2001 L’Arche, le mensuel du judaïsme français (39 rue Broca, 75005 Paris).