Article extrait du dossier "À nos amis chrétiens" paru dans L'Arche n°519 (mai 2001)

La repentance de l'Église et le mufti de Jérusalem
par Meïr Waintrater

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Les Juifs français vivent des temps difficiles. Certes, leur sécurité physique n'est que rarement menacée, l'antisémitisme fait l'objet d'une réprobation sans précédent, et s'ils ont leur part des problèmes sociaux du pays ils en partagent aussi les réussites. Mais ceux dont la mémoire historique n'est pas émoussée enregistrent avec inquiétude les signes avant-coureurs d'une vague d'intolérance. Sous la diabolisation de l'État d'Israël, ils voient se profiler la répudiation du peuple d'Israël; derrière le nouveau discours sur "l'industrie de l'Holocauste", ils entendent les vieilles rengaines négationnistes. Ils observent avec plus de pitié que de colère le comportement d'une poignée de Juifs qui s'identifient aux loups au point de hurler avant eux. Et, surtout, ils s'affligent du silence de leurs amis chrétiens. Par "chrétiens", j'entends non pas l'immense majorité des Français qui ne sont pas juifs mais très précisément ceux qui revendiquent et assument leur foi. Je pense aux Églises, je pense aux prêtres et aux pasteurs, je pense à ce "peuple chrétien" qui fréquente les lieux de culte et vit au quotidien un engagement constant. C'est leur silence qui me paraît désolant.

Car les accusations que l'on nous jette au visage, ils devraient s'en sentir les premiers atteints. Prenons un exemple. Le mufti de Jérusalem ne cesse de proclamer que les Juifs sont des intrus dans la Ville sainte. Il n'est, répète-t-il, pas une seule pierre à Jérusalem qui attesterait la présence des Juifs; le Temple est une invention, et le Mur est un monument musulman. Lorsque ces propos ont été publiés pour la première fois, je m'attendais à une réaction indignée dans le monde chrétien. La présence de Jésus au Temple de Jérusalem n'est-elle pas au centre du récit évangélique? Et ce Temple de Jérusalem dont parlent les Évangiles n'est-il pas le Temple des Juifs? Si les Juifs étaient de toute éternité des étrangers à Jérusalem, quelle légitimité pourrait bien avoir une religion née parmi les Juifs de Jérusalem?
Au seul énoncé des propos du mufti, tout Chrétien aurait dû protester, tant de pareilles assertions sont contraires à ce dont témoignent les historiens et à ce que lui enseigne sa propre foi. Rien, pourtant. Le silence. Je n'ai pas entendu une parole d'autorité, venant des Églises françaises, rappeler que les Juifs ont eux aussi droit de cité dans la ville de David. Je n'ai pas entendu des Chrétiens expliquer au mufti qu'il fait fausse route, que la coexistence des Israéliens et des Palestiniens - comme des fidèles des trois religions abrahamiques - est inéluctable et qu'elle se fera dans le dialogue et non dans l'exclusion.

Chez nombre de Chrétiens, un tel mutisme a sans doute pour cause l'embarras où ils se trouvent devant la brutalité des affrontements israélo-palestiniens. Ils savent que l'on fait aux Juifs un mauvais procès, et cependant ils craignent de s'engager dans un débat qui leur semble subsidiaire au regard d'une actualité trop brûlante. Chez d'autres en revanche, minoritaires mais très actifs, on perçoit une motivation bien différente. Ceux-là ne se contentent pas de souscrire passivement à la réécriture de l'histoire (y compris de l'Histoire sainte) qui s'opère sous nos yeux. Ils y participent de manière active.

Un grand journal catholique, pourtant réputé de gauche et porteur de l'esprit post-conciliaire, explique ainsi à ses lecteurs que "l'esplanade des mosquées" a été "rebaptisée" par les Israéliens "mont du Temple". Oui, "rebaptisée". En d'autres termes: il y avait une esplanade avec des mosquées, et tout récemment les Israéliens ont décidé de l'appeler Mont du Temple. Lapsus d'un journaliste, emporté par le désir de prouver la mauvaise foi (c'est le cas de le dire) des Juifs israéliens? Mais aucun correcteur, aucun rédacteur en chef n'a crié au scandale. Nul ne s'est avisé que le lieu en question s'appelait Mont du Temple seize siècles avant l'apparition de la première mosquée.
Cette étonnante inversion de la chronologie signifie davantage qu'un naïf parti-pris pro-palestinien. Elle est lourde de sous-entendus. Dans la bouche d'un dignitaire musulman désigné par l'Autorité palestinienne, la négation du lien millénaire entre Jérusalem et le peuple juif peut s'expliquer par une conjonction d'ignorance et d'opportunisme. Lorsque la même négation est entérinée par des Chrétiens, elle nous renvoie aux pires démons de l'antijudaïsme théologique. Un tel rejet est porteur d'une violence qui dépasse les enjeux de la politique proche-orientale. Ce ne sont pas les Israéliens que l'on exclut de Jérusalem, ce sont les Juifs que l'on exclut de leur propre histoire. L'indifférence - quand ce n'est pas l'acquiescement - au fondamentalisme islamique antisioniste est un cinglant désaveu de tout ce qui a été entrepris au nom du rapprochement judéo-chrétien.

La démarche de repentance entreprise par l'Église reflétait un double constat: celui de la participation, active ou passive, de nombreux chrétiens au crime de la Shoah, et celui du rôle que joua "l'enseignement du mépris" dans la propagation séculaire de l'antisémitisme. La repentance n'implique pas une désolidarisation d'avec l'Église de naguère, mais au contraire une responsabilité assumée avec la volonté de modifier ce qui doit l'être. En cela, la repentance de l'Église diffère des regrets exprimés par les autorités civiles. S'il s'agissait seulement d'une attitude compassionnelle, on s'étonnerait qu'il ait fallu attendre si longtemps. La réflexion chrétienne est d'un autre ordre: se demander comment l'enseignement de l'Église, en niant les fondements symboliques de la présence des Juifs au monde, a préparé la voie à leur extermination. Or il est impossible d'accepter les Juifs sans reconnaître ce qui, de toute éternité, définit leur conscience collective, à savoir qu'ils sont un peuple dont l'identité repose sur un lien physique avec la Terre d'Israël. Des documents et des déclarations, venant des plus hautes autorités de l'Église, ont montré que cela avait été compris. Il restait à savoir dans quelle mesure le message est passé dans le "peuple chrétien". Les événements des derniers mois ont été sous ce rapport une mise à l'épreuve. Le moins qu'on puisse dire est que les résultats ne sont pas encourageants.

On ne peut adhérer à l'esprit de repentance et entériner - fût-ce tacitement- le discours du mufti de Jérusalem. Cela, il est de notre devoir, à nous Juifs, de le dire et de le faire entendre à nos amis chrétiens. Et que l'on ne s'y méprenne pas. Notre propos n'est pas politique. Nous ne voulons pas invoquer la repentance de l'Église pour défendre la politique du gouvernement israélien. Nous disons tout autre chose: celui qui nie le lien des Juifs à la Terre d'Israël, celui-là reprend et prolonge l'antique discours de négation dont la repentance de l'Église devait être l'éclatant désaveu.

À l'automne dernier, au plus fort des déchaînements suscités sur le sol français par la crise proche-orientale, au moment où les synagogues brûlaient et où on attaquait les élèves des écoles juives, j'avais publié dans L'Arche un article consacré à l'image de Jérusalem dans l'Occident chrétien. J'y disais ma crainte que la surprenante réaction de certains milieux chrétiens devant l'"Intifada d'El-Aksa" ne soit l'expression d'une solidarité implicite avec les revendications des extrémistes musulmans sur la Ville sainte. Le contentieux entre Chrétiens et Musulmans pour la possession de Jérusalem, écrivais-je en substance, n'est qu'une question temporelle qui depuis les croisades est dénuée de conséquence. En revanche, le contentieux entre Chrétiens et Juifs au sujet de Jérusalem demeure d'actualité, dans la mesure où une frange de l'Église n'a pas encore renoncé à la "théologie de la substitution" et intériorisé le droit des Juifs à exister en tant que tels. À la suite de cet article, j'avais reçu une lettre d'un prêtre impliqué dans le dialogue judéo-chrétien. Vous avez mille fois raison, m'écrivait-il. Et il laissait entendre: vous ne savez pas à quel point vous avez raison.

Tel est notre souci, telle est notre inquiétude, telle est notre douleur. Nous n'attendons pas de nos amis chrétiens qu'ils se solidarisent de toutes les positions israéliennes ni de toutes les attitudes juives. Nous attendons d'eux qu'ils parlent le langage de la vérité et de la paix. Nous attendons d'eux cette nouvelle approche du peuple juif dont témoignèrent les artisans du dialogue. Nous attendons d'eux un peu plus d'empathie, un peu plus de persévérance et, oserai-je dire, un peu plus de courage.

Illustration Chrétien et Juif au Moyen Age: vers une autre conception du dialogue?

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