La Shoah conjurée, le Juif criminel et le chrétien martyr
Figures de l’antisionisme selon «Témoignage chrétien»
par Meïr Waintrater

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Article publié dans L’Arche n°518, avril 2001

Un non-dit se promène. Tout le monde ou presque sait qu’il est là, mais nul n’ose l’évoquer. Ne serait-ce pas commettre le crime d’entre les crimes, celui du «procès d’intention»? On affecte donc de prendre pour argent comptant les mots qui sont prononcés, et l’on se garde d’évoquer le soupçon que sous les mots se cache tout autre chose. Et puis, un jour, quelqu’un vient qui vend la mèche. Ce n’est pas le plus malin, ni le plus sincère. Il était là, tout simplement, et ça lui a échappé. Celui qui a vendu la mèche se nomme Albert Longchamp. Je ne sais rien de lui, sinon qu’il tient chronique à l’hebdomadaire Témoignage chrétien. C’est donc sans aucun préjugé que j’ai abordé son article intitulé «Les Palestiniens et la "punition collective"», dans le numéro de Témoignage chrétien daté du 8 mars. Après lecture, j’ai reposé le journal, atterré. Craignant d’avoir mal compris, j’ai fait lire cet article à quelques personnes autour de moi. Leurs réactions furent identiques. Le qualificatif qui revenait le plus souvent était «ignoble». J’ai lu et relu l’article de M. Longchamp, et chaque nouvelle lecture me donnait froid dans le dos. L’antisémitisme séculaire était là, devant moi, dans sa monstruosité tranquille.

Voyons de quoi il s’agit. D’abord, le discours anti-israélien. Ce n’est pas l’essentiel de l’article de M. Longchamp. Mais il donne le ton, et il aide à comprendre le reste. L’argument de la chronique de Témoignage chrétien est la Lettre de Carême publiée récemment par le patriarche latin de Jérusalem, Mgr Michel Sabbah. Dans son message, nous dit M. Longchamp, l’évêque palestinien s’adresse aux Israéliens en ces termes: «Quant aux maisons qui ne cessent de subir les bombardements israéliens, nous disons aux Israéliens: Détruisez nos églises, mais épargnez les maisons de nos fidèles. S’il vous faut à tout prix une punition collective et s’il faut une rançon pour racheter la tranquillité des enfants innocents et des familles, nous offrons nos églises: détruisez-les; nous trouverons bien d’autres endroits pour y prier, et nous continuerons à prier pour nous et pour vous.»

M. Longchamp, manifestement enchanté de la formule «Détruisez nos églises, mais épargnez les maisons de nos fidèles», la reproduit une seconde fois dans son article. Il n’en dit pas plus. Le lecteur innocent se demandera: les Israéliens ont-ils tiré sur des églises palestiniennes? La vérité, nous le savons, est que de tels tirs n’ont jamais eu lieu. Cependant, la formule de style que M. Longchamp se plaît à répéter («Détruisez nos églises, mais…») permet d’entretenir le doute. Plus d’un s’y laissera prendre. Le mythe des Israéliens destructeurs d’églises fera son chemin dans la mouvance de Témoignage chrétien. Gageons qu’on le retrouvera bientôt au détour d’un courrier des lecteurs.

M. Longchamp évoque ensuite un autre passage de la Lettre de Carême de Mgr Sabbah. Celui-ci, nous explique-t-il, s’adresse «aux militants palestiniens». Voici l’extrait qu’en donne M. Longchamp: «À eux aussi nous disons: obéissez aux ordres, gardez la cohésion de la société palestinienne, et épargnez les maisons des innocents. Nous consentons à offrir nos églises comme rançon pour toute maison que l’on veut démolir. Mais nous ne pouvons pas consentir à ce que les maisons de nos enfants soient démolies et qu’ils soient forcés à quitter leur terre.» Passage assez obscur, à vrai dire. Pourquoi les militants palestiniens doivent-ils épargner les maisons des innocents (palestiniens) En fait, pour comprendre cette citation il faut savoir que M. Longchamp a «caviardé» le document sur lequel il s’appuie.

La Lettre de Carême de Mgr Sabbah se référait aux échanges de tirs entre le quartier juif de Guilo, à Jérusalem, et le village palestinien (à majorité chrétienne) de Beth Jala. Dans le texte originel, la phrase citée par M. Longchamp commençait par les mots suivants: «Et aux militants palestiniens qui voient qu’il est nécessaire de diriger leur feu contre les Israéliens d’entre les maisons habitées –bien que les ordres soient clairs: ne pas transformer les maisons tranquilles en ligne de feu–, à eux aussi nous disons…» Chacun comprend ce que cela signifie : les ripostes israéliennes contre les maisons de Beth Jala avaient pour cause les tirs des miliciens palestiniens, depuis ces mêmes maisons, contre les maisons juives de Guilo (1). Mais le chroniqueur de Témoignage chrétien veille à l’éducation de ses lecteurs. Ceux-ci doivent demeurer persuadés que l’initiative des tirs venait d’Israël. Il ne faut pas que l’ombre d’un soupçon les effleure. Albert Longchamp a donc censuré l’évêque palestinien, supprimant le commencement de la phrase afin de préserver la pureté de son message anti-israélien.

L’essentiel, cependant, est à venir. Voici comment M. Longchamp fait «l’exégèse» (le terme est de lui) du message de Mgr Sabbah: «Deux fois donc, le patriarche fait mention d’une "rançon", et il évoque le prix d’une "punition collective". Le tout pour "racheter" la "tranquillité" des innocents. Qu’est-ce à dire? Pour être à ce point "punis" par l’État d’Israël, les Palestiniens doivent être collectivement coupables d’une faute énorme. Pour que les chrétiens doivent payer avec la destruction de leurs églises l’apaisement de la société israélienne, il faut que la colère de Dieu elle-même justifie un tel sacrifice. Quel crime, quel péché impardonnable, quel désastre, réclament un pareil rachat ? La réponse tombe sous le sens: la Shoah.» M. Longchamp précise certes qu’il assume seul cette «exégèse»; mais «il n’est pas possible de se tromper». La pensée de Mgr Sabbah, dit-il, est claire malgré l’«ambiguïté» dont il enveloppe volontairement ses propos. Tel est le sens caché des événements actuels: «Les chrétiens de Terre sainte doivent verser la rançon pour le péché de leurs frères d’Occident à l’époque nazie!» (Le point d’exclamation est dans le texte.)

Comprenons bien ce que nous venons de lire. Les Juifs israéliens persécutent –osons le mot: martyrisent– les chrétiens palestiniens au nom de la Shoah. M. Longchamp fait faire à la pensée antisioniste un grand bond en avant. Ce n’est pas l’argument galvaudé selon lequel les Juifs auraient oublié leurs souffrances de jadis, et du rôle de victimes seraient passés à celui de bourreaux. Ce n’est pas l’accusation, portée par les négationnistes et leurs alliés, selon laquelle l’État d’Israël instrumentaliserait la Shoah afin de justifier sa politique envers les Palestiniens. Chez M. Longchamp, la Shoah n’est pas un facteur circonstanciel mais une cause première. En cet endroit précis, le discours devient abominable.

La «punition collective» infligée par Israël n’est pas liée aux affrontements de la période récente, ni à l’historique du conflit israélo-palestinien. Elle est l’aboutissement d’un projet. Elle est une vengeance. Car «Dieu» (entendez: le Dieu des Juifs) exprime sa «colère» et exige un «sacrifice». La pensée de M. Longchamp porte manifestement l’empreinte de l’enseignement catholique pré-conciliaire, où le «Dieu de colère» des Juifs est opposé au «Dieu d’amour» qui serait propre aux chrétiens. Des représentations simplistes, dénoncées de longue date par les artisans du dialogue judéo-chrétien et condamnées par l’Église (2), continuent de hanter son esprit. Le Dieu des Juifs, croit-il, leur a ordonné de punir les auteurs du crime de la Shoah. «Les chrétiens doivent payer», écrit M. Longchamp. Pas les Palestiniens en général, les chrétiens. Et comment paieront-ils? «Par la destruction de leurs églises.» Aucune église, rappelons-le, n’a été atteinte par des tirs israéliens; mais M. Longchamp, exégète de Mgr Sabbah, annonce déjà leur destruction puisque «les chrétiens doivent payer». À cette bouffée délirante, le terme shylockien de «rançon» ajoute une touche d’antisémitisme traditionnel, comme pour rappeler sur quel terreau un tel discours a pu croître.

L’article de Témoignage chrétien traite en apparence d’Israël et des Palestiniens, mais en réalité il traite de tout autre chose. Des Juifs d’abord, renvoyés à leur fonction éternelle: destructeurs d’églises, profanateurs d’hosties, empoisonneurs de puits, égorgeurs d’enfants. De la culpabilité, ensuite. M. Longchamp se sent, non sans raison, accusé d’avoir une part au crime de la Shoah. Quand je dis «non sans raison», ce n’est pas parce que M. Longchamp est chrétien (3) mais parce que son propre discours reflète une identification personnelle avec les thématiques antijuives, issues de l’enseignement de l’Église, qui ont contribué à la Shoah.

Léon Poliakov faisait observer que les premières accusations de meurtre rituel portées au Moyen Âge contre les Juifs étaient postérieures de quelques années aux premiers grands massacres de Juifs commis en 1096, car «les tueurs, en règle générale, n’en veulent que davantage à leurs victimes» (4). Ce phénomène se reproduit fréquemment par la suite. Ainsi, après les massacres de Juifs commis en France par les Pastoureaux, en 1320: «Il faut croire que de pareilles hécatombes ne manquèrent pas de susciter chez les populations qui en furent témoins, sinon complices, quelque trouble, quelque émoi superstitieux, la crainte d’une malédiction: les Juifs ne chercheront-ils pas à se venger? Et ces appréhensions mêmes donnent naissance à une nouvelle légende, qui justifiera rétrospectivement les crimes commis» (5). Cet enchaînement causal deviendra l’une des constantes de l’antisémitisme: «Massacrer d’abord et, par crainte d’une vengeance, accuser ensuite, prêter aux victimes ses propres intentions agressives, leur imputer sa propre cruauté: de pays en pays et de siècle en siècle, nous retrouvons ce mécanisme» (6).

En l’occurrence, le mécanisme est plus pervers encore. M. Longchamp se sert des malheureux chrétiens palestiniens comme d’un paratonnerre. C’est sur eux, explique-t-il, que s’exerce «la colère de Dieu» consécutive à la Shoah, c’est à eux que les Israéliens imposent le versement d’une «rançon». La vengeance que craignaient les massacreurs de Juifs, c’est sur les chrétiens de Terre sainte qu’elle doit s’exercer. (Avec des «amis» comme M. Longchamp, les Palestiniens, qu’ils soient chrétiens ou musulmans, n’ont plus besoin d’ennemis.)

Sous la plume du chroniqueur de Témoignage chrétien, le déplacement de la colère juive vers la terre où vécut Jésus est, par ailleurs, lourd de sens. Car puisque les Juifs sont voués à venger la Shoah sur le sol de la Terre sainte, c’est donc le meurtre du Christ qu’ils reproduisent symboliquement sur cette même terre. On comprend que M. Longchamp n’hésite pas à qualifier la Lettre de Carême de Mgr Sabbah de «première absolue dans l’histoire du christianisme». L’opération, en effet, est pour lui quasiment miraculeuse. Le Juif-victime porte sa vengeance présumée sur les chrétiens palestiniens, reprenant ainsi son rôle d’éternel coupable sur la Terre même de la Promesse. La Shoah conjurée, le Juif criminel et le chrétien martyr: pouvait-on concevoir un plus heureux dénouement?

Prenons garde, enfin, à la date où s’accomplit ce coup du destin. Le message de Mgr Sabbah est une Lettre de Carême, qui s’inscrit donc dans la préparation à la fête de Pâques. Cet aspect, à vrai dire, n’est pas très présent dans le texte de l’évêque palestinien. On ne peut en dire autant de la lecture qu’en fait M. Longchamp. Ici se rejoignent le signifié et le signifiant.

La fête de Pâques est fondatrice du christianisme, au même titre que la Pâque (Pessah) est fondatrice du judaïsme. Les deux fêtes sont plus ou moins concomitantes. À Pessah, les Juifs célèbrent la sortie d’Égypte, prélude aux deux événements primordiaux que sont le don de la Loi et l’entrée en Terre d’Israël; en cette occasion, ils répètent publiquement l’invocation bien connue: «L’an prochain à Jérusalem». À Pâques, les chrétiens commémorent la résurrection du Christ, au terme d’une période éprouvante marquée par le repas pascal, la trahison de Judas et la crucifixion de Jésus.

Dans l’histoire du judaïsme, le Carême est souvent associé aux exactions commises par des foules chrétiennes dont l’hostilité envers les Juifs était ravivée par les prêches et par les Jeux de la Passion. C’est à cette époque de l’année que l’on a vu se multiplier les accusations de meurtre rituel: les Juifs étaient accusés de tuer des chrétiens afin d’utiliser leur sang pour la fabrication des pains azymes (matsot), le martyre chrétien et l’obstination juive étant ainsi convoqués dans un même mythe. L’une des premières avancées du rapprochement judéo-chrétien, sous l’impulsion de Jules Isaac, a été la dénonciation par l’Église de cette dérive antisémite. M. Longchamp n’a, semble-t-il, pas bien lu les textes récents de l’Église sur les Juifs. La période du Carême lui inspire des pensées archaïques. Le chrétien palestinien figure le martyr et les actions de Tsahal sont des rééditions du meurtre rituel. Pour qui en douterait, il n’est que de se reporter à la conclusion de l’article. Voici le dernier paragraphe, dans son intégralité: «Dans la spirale de la violence, rien n’est épargné à ce bout de terre, cible de toutes les convoitises. Du 19 au 25 mars prochain, se tiendra à Genève la 57e session de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Elle s’étonnera de la poursuite illégale des implantations de colonies juives. Tel-Aviv protestera. Rapport sera dressé. Et rendez-vous sera pris pour la prochaine session. L’an prochain à Jérusalem? Avec combien de morts et de souffrances en plus?»

Passons sur ce «toutes les convoitises», qui à l’évidence ne renvoie qu’aux seules convoitises juives. Passons sur la glorification d’une commission onusienne dont on connaît les a priori politiques. Passons sur la ritualisation du discours antisioniste consistant à faire de «Tel-Aviv» la capitale de l’État d’Israël. Les deux dernières phrases du paragraphe, qui sont aussi celles de l’article de Témoignage chrétien, se suffisent à elles-mêmes: «L’an prochain à Jérusalem? Avec combien de morts et de souffrances en plus?»

Dans ces deux phrases, tout est dit. La Pâque juive, et les Pâques chrétiennes. L’arrogance du peuple élu qui depuis deux millénaires annonce son prochain retour à Jérusalem, et les souffrances des témoins du Christ. Entre les deux, le même rapport de causalité qu’établit le mythe du meurtre rituel. Le Juif est le bourreau, le chrétien est la victime. La destruction (annoncée? fantasmée?) des églises palestiniennes réédite l’autre variante du mythe pascal antisémite: la profanation des hosties. Seul le châtiment du coupable, dans un autodafé salvateur, mettra un terme au scandale. Et ce châtiment effacera les traces mémorielles du crime de la Shoah dont le Juif est accusé d’avoir voulu tirer vengeance. «Massacrer d’abord et, par crainte d’une vengeance, accuser ensuite, prêter aux victimes ses propres intentions agressives, leur imputer sa propre cruauté»: le mécanisme décrit par Poliakov à partir du Moyen Âge conserve, on le voit, toute sa pertinence.

NOTES
1. Des miliciens palestiniens étrangers à Beth Jala avaient utilisé le village comme poste avancé pour le harcèlement de Guilo, ce qui avait entraîné de vives protestations de la part des responsables locaux – et le départ de nombreuses familles chrétiennes, prises sous le feu. C’est cet exode chrétien, officiellement démenti mais bien réel, qui a inquiété le patriarche et qui explique la tonalité de son message. Lorsqu’il évoque des «ordres», Mgr Sabbah fait allusion aux assurances données par les miliciens palestiniens, mais non respectées, selon lesquelles ils cesseraient de tirer sur les Israéliens depuis Beth Jala. Craignant cependant de trop mécontenter les miliciens, le patriarche leur concède qu’ils ont pu juger «nécessaire» de «diriger leur feu» depuis ces maisons. Mais jamais il ne remet en cause le bien-fondé de l’initiative de recourir à la violence contre les Israéliens, fidèle en cela à une position de soutien au jusqu’au-boutisme palestinien qui lui fait porter une lourde part de responsabilité dans les événements tragiques des derniers mois.

2. Récemment encore, le pape Jean Paul II écrivait: «(…) nous appelons nos frères et sœurs catholiques à renouveler leur conscience des racines hébraïques de leur foi» (Nous nous souvenons: Une réflexion sur la Shoah, 12 mars 1998).

3. L’admirable Déclaration de repentance des évêques français, prononcée au Mémorial de Drancy le 30 septembre 1997, contient, à mon sens, tout ce qu’il faut dire sur le degré de responsabilité des chrétiens d’aujourd’hui à l’égard de l’antijudaïsme, de l’antisémitisme et de la Shoah.

4. Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, tome I, Du Christ aux Juifs de cour, Paris, Calmann-Lévy, 1971, p. 69.
5. Id., pp. 120-121.
6. Id., p. 123.

© 2001 L’Arche, le mensuel du judaïsme français (39 rue Broca, 75005 Paris).

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