CE QUI S’EST PASSE A SABRA ET CHATILA par Dan Galili


Le dossier central de L’Arche (n°517, mars 2001) est consacré au nouveau premier ministre israélien, Ariel Sharon. Nous y traitons notamment d’une affaire qui a marqué la vie de Sharon, et qui est au centre des actes d’accusation que l’on dresse contre lui jusqu’à ce jour: le massacre de Sabra et Chatila. Cette mise au point permettra aux lecteurs qui ont la mémoire courte, ou qui étaient trop jeunes à l’époque, de mettre quelques pendules à l’heure.

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À la suite des massacres commis dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, le gouvernement d’Israël décidait le 28 septembre 1982 de créer une commission d’enquête. Une telle commission, aux termes de la loi, est nommée par le président de la Cour suprême. Totalement indépendante du pouvoir politique, elle jouit de prérogatives analogues à celles d’un tribunal et a la capacité d’entendre tous les témoignages qui lui semblent nécessaires à la découverte de la vérité. La commission d’enquête sur les massacres de Sabra et Chatila était composée de trois membres: le président de la Cour suprême lui-même, le juge Itzhak Kahane; le juge Aharon Barak, à l’époque juge à la Cour suprême et aujourd’hui président de la Cour suprême; et le général de réserve Yona Efrat. Ils étaient assistés par une équipe de juristes de haut niveau.
La commission Kahane a remis le 8 février 1983 un rapport, long et détaillé, décrivant les événements qui se sont produits à Beyrouth en septembre 1982 en mettant l’accent sur l’implication des responsables israéliens à tous les niveaux. Les informations qui suivent reposent largement sur ce rapport.

Au moment des événements de Sabra et Chatila, le Liban est en proie à une guerre qui se poursuit depuis 1975. Cette guerre civile a été marquée par des atrocités en grand nombre: massacres de chrétiens par des Palestiniens dans la ville de Damour en janvier 1976, massacre de Palestiniens par des chrétiens au camp de Tel Zaatar en août 1976, etc. L’intervention israélienne, qui commence le 6 juin 1982, a pour objet, une fois éliminées les bases palestiniennes au Liban-Sud, de libérer le restant du pays de l’emprise des Syriens et des Palestiniens. Pour ce faire, Israël s’est allié aux Forces libanaises, la milice chrétienne dominée par le parti phalangiste que dirige la famille Gemayel. Bien que les Phalangistes ne participent pas aux combats, on espère qu’après la neutralisation des forces étrangères ils contribueront à rétablir une autorité libanaise sur le pays et qu’un nouveau gouvernement signera la paix avec Israël. Le 25 juillet 1982, soit un mois et demi après l’entrée des forces israéliennes au Liban, la ville de Beyrouth-Ouest est entièrement encerclée par Tsahal. Le 23 août, le dirigeant chrétien Bechir Gemayel est élu président du Liban. Dans les jours qui suivent, les forces palestiniennes et syriennes se retirent de Beyrouth. Des informations de diverses sources indiquent que ce retrait n’a pas été total et que quelque deux mille combattants sont demeurés sur place. Mais, en Israël, on suppose qu’avec l’entrée en fonctions du nouveau président la souveraineté libanaise sera instaurée sur l’ensemble du territoire.

Le mardi 14 septembre, Bechir Gemayel est tué dans un attentat. Sa mort remet en question l’équilibre des forces. En raison du risque de perte de contrôle, les dirigeants israéliens décident aussitôt que Tsahal doit entrer dans la ville de Beyrouth-Ouest. Cependant, il est stipulé que les militaires israéliens ne pénétreront pas dans les camps palestiniens de Beyrouth, où des combattants armés sont encore implantés: ce sera la responsabilité des Libanais. Tsahal établit un poste de commandement sur le toit d’un immeuble avoisinant les camps palestiniens de Sabra et Chatila. À partir du mercredi 15 septembre, des tirs nourris sont dirigés depuis l’intérieur des camps contre le poste de commandement et contre une unité de Tsahal stationnée dans les environs, faisant un mort et plusieurs blessés. Les Israéliens ripostent, mais restent en dehors des camps.

Le 15 septembre, le ministre de la défense Ariel Sharon effectue une visite au poste de commandement, où il rencontre le commandant en chef de Tsahal, le général Raphaël Eytan. Ils décident de la disposition des forces israéliennes dans Beyrouth. Au cours de cette réunion, il est précisé, entre autres choses, que les Forces libanaises (c’est-à-dire les Phalangistes) pénétreront dans les camps palestiniens pour neutraliser les combattants qui s’y trouvent encore. L’après-midi du 15 septembre, Sharon rentre en Israël; Eytan fait de même le lendemain. Le jeudi 16 septembre a lieu une première réunion de coordination entre Tsahal et les Forces libanaises. Le général Amos Yaron, commandant des forces israéliennes dans la région, rappelle que l’objectif est de faire cesser les attaques armées, mais qu’aucun tort ne doit être causé aux populations civiles. Les participants conviennent de l’entrée dans Sabra et Chatila de 150 combattants chrétiens, appartenant à une unité commandée par le chef phalangiste Élie Hobeika. Ce dernier se trouve sur le toit du poste de commandement de Tsahal, d’où il donne des ordres à ses hommes par un téléphone de campagne. L’opération commence ce même 16 septembre, à 18 heures.

À partir de ce moment, les Israéliens n’ont plus aucune information directe sur ce qui se passe à l’intérieur des camps: le poste de commandement est situé de telle sorte que ses occupants ne peuvent discerner les mouvements dans les camps, même avec des jumelles. On entend que les tirs palestiniens, jusque-là dirigés contre les forces israéliennes, visent désormais les combattants chrétiens qui ont commencé leur progression dans Sabra et Chatila.

Peu après, des militaires israéliens surprennent, sur le téléphone des phalangistes, des conversations qui éveillent leur inquiétude quant au comportement des miliciens chrétiens à l’intérieur des camps. Le général Yaron, informé de ces suspicions, prend Hobeika à part et lui parle en tête-à-tête durant cinq minutes. Le général israélien expliquera par la suite à la commission Kahane qu’il a sévèrement averti Hobeika et les autres officiers des Forces libanaises de ne pas faire de mal aux civils, et que ceux-ci l’ont assuré que des ordres ont été donnés dans ce sens. En fait, le massacre a déjà commencé mais personne ne le sait hors des camps – sauf les officiers phalangistes, qui suivent les opérations sur leur téléphone de campagne. Au cours de la nuit, les Phalangistes opérant à l’intérieur de Sabra et Chatila demandent que l’armée israélienne tire des fusées éclairantes pour faciliter leur progression. Cela leur est accordé, de manière limitée. Au matin du vendredi 17 septembre, les officiers israéliens présents au poste de commandement apprennent de l’officier de liaison phalangiste que des meurtres ont été commis dans les camps, mais qu’il y a été mis bon ordre et que ces exactions ont cessé.

Au cours de la matinée du 17 septembre, le chef des services de renseignements de Tsahal reçoit une information parlant de 300 morts à Sabra et Chatila. Mais aucune confirmation ne peut être obtenue, et le rapport n’est pas transmis au-delà. Des rumeurs analogues commencent pourtant à circuler. Le journaliste Zeev Schiff, du quotidien Haaretz, entend dire qu’il y a un massacre dans les camps ; il alerte le ministre adjoint de la défense, Mordehaï Tsipori, qui s’adresse à son tour au ministre des affaires étrangères Itzhak Shamir. Mais tout cela semble trop vague pour justifier une intervention.

Pendant ce temps, à Beyrouth, le commandant de la région nord de Tsahal, le général Amir Drori, rencontre le commandant en chef de l’armée régulière libanaise. Il tente de le persuader que l’armée libanaise doit entrer dans les camps palestiniens. Il l’adjure de parler en ce sens au premier ministre du Liban. «Vous savez ce que les Libanais sont capables de se faire les uns aux autres», dit Drori. «C’est important, vous devriez agir maintenant.» La réponse sera négative.

En ce vendredi 17 septembre, des militaires israéliens positionnés à proximité des camps de Sabra et Chatila sont témoins d’actes de brutalité et de meurtres commis par des Phalangistes sur des civils palestiniens. Mais, dans l’après-midi, le commandant en chef de Tsahal, le général Eytan, rencontre les officiers phalangistes qui l’informent que l’opération dans les camps est achevée et qu’ils quitteront les lieux le lendemain à cinq heures du matin.

Au matin du samedi 18 septembre, les Phalangistes sont toujours dans Sabra et Chatila. Le général Yaron exige alors du chef des Phalangistes qu’il retire ses hommes immédiatement. Les Phalangistes obéissent, et les derniers d’entre eux quittent les camps à huit heures du matin. Par haut-parleur, l’armée israélienne appelle les habitants palestiniens des camps à sortir de leurs maisons; ils sont rassemblés dans un stade voisin, où ils reçoivent à boire et à manger. On découvre alors que les Phalangistes ont tué, outre des combattants palestiniens, des civils en grand nombre. Des employés de la Croix-Rouge et des journalistes arrivent sur place, et informent le monde entier. Menahem Begin apprend tout cela le samedi au soir, en écoutant la BBC. Il alerte aussitôt Ariel Sharon et Raphaël Eytan, qui lui disent que les atrocités ont cessé et que les Phalangistes ont été retirés des camps. Mais il est trop tard. Le monde entier pointe déjà un doigt accusateur vers Israël.

Combien y a-t-il eu de morts palestiniens à Sabra et Chatila? Selon les services de renseignements de Tsahal, entre 700 et 800. De source palestinienne, on donne des chiffres plus élevés. La commission Kahane juge que l’estimation de Tsahal est la plus vraisemblable. Quoi qu’il en soit, les statistiques ne changent rien à l’horreur. Les massacres, dit la commission, ont été commis durant le temps de présence des Phalangistes dans les camps, entre le jeudi 16 septembre à 18 heures et le samedi 18 septembre à 8 heures. Seuls les Phalangistes ont opéré dans les camps: il n’y avait sur place aucun Israélien, et aucun militaire de l’Armée du Liban-Sud (dont les rapports avec les Phalangistes étaient d’ailleurs très tendus). Les témoignages et les rumeurs, concernant une prétendue présence dans les camps de représentants de Tsahal ou de l’ALS, sont apparus à l’examen dépourvus de tout fondement.

La commission se pose alors la question de la responsabilité de l’État d’Israël. Il est certain, souligne-t-elle, qu’aucune responsabilité directe ne saurait être invoquée. «Nous n’avons aucun doute sur le fait qu’il n’y a pas eu de complot ni de conspiration entre qui que ce soit de la direction civile d’Israël, ou de la direction de Tsahal, et les Phalangistes. La décision de laisser les Phalangistes entrer dans les camps avait pour but d’éviter de nouvelles victimes [israéliennes] dans cette guerre; de répondre aux pressions de l’opinion publique israélienne, qui reprochait aux Phalangistes de bénéficier des résultats de la guerre sans y avoir pris part; et de profiter de l’expertise des Phalangistes pour ce qui est d’identifier des terroristes et de découvrir des caches d’armes.»

Les Israéliens présents sur le toit du poste de commandement ne pouvaient savoir ce qui se passait dans les camps (une unité de l’armée libanaise, stationnée à proximité, n’avait d’ailleurs rien remarqué). La responsabilité directe du massacre repose donc entièrement sur les Phalangistes, et eux seuls.

Reste la responsabilité indirecte. Sur ce point, la commission Kahane innove, en mettant en accusation des dirigeants israéliens qui n’ont pas prévu ce qui résulterait de l’entrée des Phalangistes dans les camps de Sabra et Chatila, ou qui n’ont pas eu suffisamment de présence d’esprit, lorsque les premières rumeurs sur le massacre ont commencé à circuler, pour intervenir et faire sortir les Phalangistes. D’autres parties pourraient être mises en cause, dit la commission: les dirigeants libanais qui ont refusé de faire entrer l’armée dans les camps, et même l’ambassadeur des États-Unis qui a refusé de faire pression en ce sens. Mais, puisqu’il s’agit d’une enquête israélienne, seuls les manquements des Israéliens sont pris en compte.

Ainsi sont blâmés par la commission, à des degrés divers: le premier ministre Menahem Begin, le ministre de la défense Ariel Sharon, le ministre des affaires étrangères Itzhak Shamir, le commandant en chef de Tsahal Raphaël Eytan, le chef des renseignements militaires Yehoshoua Saguy, le commandant de la région nord Amir Drori, et le général Amos Yaron. La recommandation la plus sévère est celle visant Ariel Sharon, qui doit quitter ses fonctions.

En conclusion, la commission Kahane évoque l’argument selon lequel «des massacres ont eu lieu auparavant au Liban, avec des victimes beaucoup plus nombreuses qu’à Sabra et Chatila, mais l’opinion publique mondiale ne s’en est pas émue et aucune commission d’enquête n’a été établie». Elle rejette cet argument, soulignant que l’objectif de son enquête était de préserver «l’intégrité morale d’Israël, et son fonctionnement en tant qu’État démocratique adhérant scrupuleusement aux principes fondamentaux du monde civilisé». Et elle ajoute: «Nous ne nous berçons pas de l’illusion que les résultats de notre enquête suffiront à convaincre ou à satisfaire les gens nourris de préjugés et les consciences sélectives. Mais notre enquête ne leur était pas destinée

Le «boucher de Sabra et Chatila» vit tranquillement au Liban par Jean Vidal

Selon tous les témoignages – qu’ils soient de source israélienne, libanaise ou palestinienne –, le responsable des massacres de Sabra et Chatila se nomme Élie Hobeika. Chef des services de renseignements des Forces libanaises, c’est lui qui a supervisé l’action de ses hommes dans les camps et qui leur a donné les consignes qui ont conduit au massacre. Cependant, Élie Hobeika n’a jamais été inquiété. Proche des services syriens, Élie Hobeika a été élu au Parlement libanais, et a été ministre dans le précédent gouvernement de l’actuel premier ministre libanais, Rafic Hariri. Il a perdu son siège de député lors des dernières élections législatives; mais il coule des jours heureux au Liban, entouré du respect de ses concitoyens.

Lorsque son ancien garde du corps, Robert Hatem, a publié un livre de souvenirs où il mettait en lumière les crimes commis par Élie Hobeika, et notamment sa responsabilité directe dans le massacre de Sabra et Chatila, Hobeika lui a intenté un procès devant un tribunal parisien. Selon le quotidien Libération (21 septembre 2000), l’avocat d’Élie Hobeika lors de ce procès n’était autre que Me Henri Leclerc, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme…

 

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