Article extrait de L'Arche n°511 (septembre 2000)

MAIS QUE VEUT DIRE PAUL ROCOEUR ? PAR RAPHAEL DRAI

Le devoir de mémoire ne s'oppose pas plus au travail de mémoire que la conscience éthique ne s'oppose aux opérations de l'intelligence

Paul Ricœur est l'un des plus grands philosophes vivants. Né en 1913, chaque jour ajoute à sa jeunesse intellectuelle et à son autorité philosophique. Chacune de ses conférences fait date. Chacun de ses textes est événement. À tel point qu'il est souvent poussé à prononcer l'oracle et à décider, en tout, de la vérité.

Espérons qu'il saura néanmoins se maintenir inlassablement sur la crête du doute, dans les tremblements de l'opinion argumentée. Car l'une de ses dernières interventions, intitulée "L'écriture de l'histoire et la représentation du passé" (Le Monde, 15 juin 2000), soulève maintes questions, tant par son contenu explicite que par ses allusions dans un débat qui ne les supporte guère. Qu'on en juge.

Paul Ricœur commence par s'interroger sur la possibilité d'une représentation du passé qui ne se réduise pas à un simple exercice, subjectif et relatif, de remémoration. L'écriture de l'Histoire doit s'exposer à la représentation, autrement dit au décentrage des points de vue et à l'intercritique. La mémoire et l'Histoire se recoupent mais ne se confondent pas. Leur confusion est fatale à l'une comme à l'autre. La vérité n'en sort qu'amoindrie.

Jusqu'ici le débat savant se suit attentivement, référé probablement à quelques données existentielles. Et brusquement, l'analyse change de ton, l'on dirait presque de destinataire. Après avoir différencié trois sortes de mémoire: l'empêchée, la manipulée et l'obligée, Paul Ricœur délivre un avertissement:"Je veux dire combien il importe de ne pas tomber dans le piège du devoir de mémoire".

Le mot "piège" est grave. Comment Paul Ricœur le justifie-t-il? L'usage du terme "devoir" qui l'appelle introduirait un commandement, un impératif, faisant violence à l'exercice même de l'anamnèse. Est-ce sûr?

Avant de poursuivre, et pour ne pas s'égarer dans une discussion philosophique latérale, à son tour amnésique, une précision directe importe alors. Paul Ricœur ne peut ignorer qu'en attaquant "le devoir de mémoire" il met en cause Primo Levi, l'auteur précisément du texte-interview qui porte ce titre (1). Que dit Primo Levi? Non pas qu'il faille organiser des Instituts de Mémoire Obligatoire, des Centres d'Anamnèse Forcée! Mais, dès lors que sévissent l'oubli et la volonté de ne-pas-le-savoir à propos du génocide hitlérien, maintenir le souvenir des révélations de l'inhumain devient une obligation éthique. Autrement, avant que les historiens ne se soient réveillés et accordés entre eux, ce que l'on croit oublié se sera reproduit au titre de ce que Paul Ricœur lui-même nomme la mémoire empêchée, laquelle, au demeurant, engendre les deux autres.

Paul Ricœur a certainement le droit d'instituer une différence personnelle entre devoir de mémoire et travail de mémoire. Primo Levi, pour sa part, les relie dans Si c'est un homme et dans l'entretien précité. Toutefois, Paul Ricœur dénonce rien de moins qu'un piège à ce propos.

Ce piège, en quoi consiste-t-il? Qui le tend? Pour faire trébucher quel autre? À quel dessein? Faut-il entendre que ceux et celles qui endossent la mémoire comme devoir, c'est-à-dire ce qui structure et nourrit la conscience morale, se livrent, "risquons le mot", dit Paul Ricœur, "à une pointe de manipulation (…) dans le dessein de court-circuiter le travail critique de l'Histoire"?

Le risque n'est pas où Paul Ricœur s'imagine qu'il est. Son avertissement aurait pris le ton d'une véritable admonestation à usage public si, malheureusement, la focalisation sur l'œuvre de Primo Levi (sans omettre Emil L. Fackenheim, avec son "11e commandement", celui, justement, de ne pas oublier) n'apparaissait pas, en ce genre de formulation, inévitable.

Car Paul Ricœur est un trop fin analyste des procédés de la narration et de "la mise en intrigue" du récit pour ne pas être attentif à celle qu'il est en train de susciter. D'autant que l'allusion devient de plus en plus explicite, sans être formellement adressée ouvertement, lorsque l'auteur de Soi-même comme un autre indique à présent, mais toujours en pointillés, en quoi consiste le risque précité : "refermer telle mémoire de telle communauté historique sur son malheur singulier, la figer dans l'humeur de la victimisation, la déraciner du sens de la justice et de l'équité".

Ne croirait-on pas réentendre - mémoire "insistante" - certains débats qui ont marqué le procès de Maurice Papon sur la signification même de la poursuite judiciaire qui l'avait conduit devant les magistrats de Bordeaux?

Car ce procès, comme ceux qui l'ont précédé en terre de France, en recouvrait un autre, d'intention celui-là, sans cesse fait aux rescapés du génocide hitlérien et de la traque pétainiste: se singulariser dans le malheur, au risque d'oblitérer celui d'autrui; se donner un statut de victime, avec ses privilèges tabou et, pour bénéfice final, s'exempter désormais, et à jamais, des normes et valeurs communes.

La suite de l'exposé de Paul Ricœur se lit moins aisément, dès lors que cette interrogation-là reste en instance, claire-obscure, qui mi-dit au risque de mal dire, sinon même de médire.

D'autant qu'elle n'apparaît pas incidente et accidentelle. Après avoir fait mention du débat entre Saül Friedlander et Hayden White au sujet des limites du représentable dans la Shoah, et après avoir relevé le "courage" de White à ce propos, Paul Ricœur ajoute : "il ne faudrait pas toutefois qu'une nouvelle intimidation venue de l'immensité de l'événement et de son cortège de plaintes vienne paralyser la réflexion sur l'opération historiographique". Là encore, qui pourrait être en désaccord sur la règle de méthode? Mais, de grâce, pourrait-on préciser qui sont les auteurs d'une pareille "intimidation" enfreignant la règle des règles rappelée par Paul Ricœur: c'est au juge qu'il revient de condamner et de punir, au citoyen de militer contre l'oubli et aussi pour l'équité de la mémoire (qui cherche à la rendre inéquitable?), tandis que l'historien, lui, se voit assigner la tache de comprendre sans inculper ni disculper? Ces distinctions sont belles et nécessaires. Seulement, pourquoi les énoncer comme un évident cahier des charges, admis par tous et opposable à chacun?

Si Paul Ricœur fait allusion à des historiens portés à s'ériger en juges, ne doit-on pas se souvenir également (mémoire "contrariante") d'un certain arrêt Touvier rendu par la première chambre de mise en accusation de la cour d'appel de Paris, le 13 avril 1992, dans lequel des magistrats de haut rang n'hésitèrent pas, eux, à se faire historiens euphémisants de l'Occupation?

Le devoir de mémoire ne s'oppose pas plus au travail de mémoire que la conscience éthique ne s'oppose aux opérations de l'intelligence. Ni à la nécessité de la clarification de nos interprétations, à proportion de leur trouble. Nul doute que Paul Ricœur saura travailler à clarifier les siennes.

1. Le devoir de mémoire, Éditions des Mille et une Nuits, 1995.