Extrait d'un article paru dans le dossier publié dans
L'Arche n°506 d'avril 2000
Etre juif au pays de Haider

Les Juifs autrichiens ne font pas leurs valises, mais ils se méfient du gouvernement où siège l'extrême droite

DE NOTRE CORRESPONDANT À VIENNE, ELDAD BECK

Le central téléphonique de la petite communauté juive autrichienne est assailli quotidiennement par des appels de Juifs. Certains rapportent des actes antisémites : des lettres anonymes de menaces, des injures dans la rue. On a même craché à la figure d'enfants religieux à la sortie de leur école. Selon le président de la communauté, Ariel Muzicant, le nombre d'actes à caractère antisémite a augmenté d'une manière significative depuis le succès remporté par Jörg Haider et son Parti de la liberté (FPÖ) aux dernières élections législatives, en octobre dernier, et l'entrée du FPÖ dans le nouveau gouvernement du chancelier Wolfgang Schüssel.

" INJUSTICE "

Pourtant, Ariel Muzicant veut calmer les esprits. " Je comprends vos craintes, disait-il à une assemblée de plusieurs centaines de personnes réunies fin février dans les locaux de la communauté, mais je ne pense pas qu'un danger physique quelconque menace aujourd'hui les Juifs d'Autriche. Le gouvernement actuel n'osera pas faire de mal aux Juifs. "
D'autres responsables juifs s'affirment beaucoup plus sereins encore. Aucune raison de paniquer, disent-ils, l'Autriche d'aujourd'hui n'est aucunement l'Autriche d'autrefois ; la xénophobie actuelle est dirigée contre les Turcs, contre les originaires de l'Europe de l'Est qui s'infiltrent à travers les frontières pour être embauchés illégalement par des employeurs autrichiens, contre les réfugiés de l'ex-Yougoslavie et des Balkans - mais nullement contre les Juifs.
Quelques voix se sont même élevées parmi les Juifs, pour, protester contre " l'injustice " faite à Haider et pour critiquer le rôle de la communauté dans l'organisation de la grande manifestation anti-gouvernementale qui a eu lieu le 19 février sur la Heldenplatz, la place des Héros, au même endroit où, en 1938, 300 000 Autrichiens avaient accueilli Adolf Hitler après l'Anschluss. " Pourquoi ne sommes-nous pas descendus dans les rues lorsque le socialiste Kreisky, juif de surcroît, avait fait entrer dans son gouvernement trois ministres qui étaient d'anciens nazis notoires ? Qu'ont fait les socialistes pendant trente ans de pouvoir pour dédommager les victimes et les survivants et pour restituer les biens des Juifs confisqués par les nazis ? "
Ce n'est pas un secret qu'un certain nombre de membres de la communauté se sentent plutôt proches des thèses que prône Haider, et partagent ses positions anti-gauchistes et anti-socialistes ainsi que ses remarques xénophobes. Cependant, il s'agit là d'une infime minorité.

GRAVES PROBLEMES

Haider déclare qu'il a des amis juifs. En effet, il fréquentait dans les années 80 le grand psychiatre viennois Victor Frankl ; mais celui-ci - qui est décédé depuis - a pris ses distances avec Haider après que celui-ci a fait ses déclarations fracassantes sur " la politique d'emploi du Troisième Reich " et sur les " hommes remarquables " qu'étaient les anciens de la SS. Ensuite, Haider a trouvé Peter Sichrovsky, un journaliste et écrivain, fils d'une famille juive anoblie par l'empereur, qui vit aux États-Unis tout en étant député du FPÖ au Parlement européen. Sichrovsky, un curieux personnage qui revendique le droit de redéfinir les liens entre les Juifs et l'Autriche en mettant de côté la question de la deuxième guerre mondiale, est rejeté par la communauté.

Par ailleurs, la formation du nouveau gouvernement ultra-conservateur se situe à un moment où la communauté juive doit faire face à de graves problèmes. En décembre dernier, alors que les socialistes et les conservateurs du Parti du peuple, qui gouvernaient ensemble l'Autriche depuis quinze ans, cherchaient encore un compromis qui permettrait à leur alliance contre-nature de survivre, Ariel Muzicant adressait à l'ancien chancelier socialiste, Victor Klima, et à son vice-chancelier, Wolfgang Schüssel, une lettre urgente dans laquelle il les informait de l'état financier catastrophique de la communauté juive. Les dettes accumulées jusqu'à la fin 1999 atteignent la somme de 700 millions de schillings autrichiens (350 millions de francs). Les 7 000 à 8 000 membres recensés de la communauté ne sont pas en mesure de couvrir les dépenses courantes des établissements communautaires. L'aide gouvernementale, d'environ quatre millions de francs par an, ne couvre pas le déficit budgétaire annuel, qui en 1999 était de l'ordre de 16,5 millions de francs. Dans sa lettre, rendue publique récemment par l'hebdomadaire Profil, M. Muzicant écrit : " Afin de payer ses dettes, la communauté devrait vendre la quasi-totalité de ses biens, de sorte que le maintien d'une communauté juive à Vienne ne serait plus possible. " Par conséquent, Ariel Muzicant appelle les responsables des partis politiques traditionnels à assurer que les dettes de la communauté soient couvertes par le trésor public, et à prendre d'autres mesures pour assurer la continuité d'une vie juive en Autriche, comme l'encouragement à l'immigration de 60 000 Juifs d'Europe de l'Est en Autriche.

L'examen de ces propositions a été fortement compromis par le tournant qu'a pris l'évolution politique en Autriche, avec la fin de la cohabitation gauche-droite et la naissance de l'alliance entre les conservateurs et l'extrême droite. Menacée dans son existence, la communauté se voit aujourd'hui contrainte de maintenir le dialogue avec le nouveau gouvernement - en limitant les contacts aux seuls ministères dirigés par les conservateurs du Parti du peuple (ÖVP) et aux fonctionnaires appartenant au même parti : pour le moment, pas question de légitimer d'une manière quelconque les représentants de Haider au gouvernement. o