Extrait d’un article publié dans
L’Arche n°502, décembre 1999

L’an 2000 est-il bon pour les Juifs ?
Millénarisme et messianisme :
ce qu’en dit la tradition juive

Le millénaire qui prend fin donne l’impression d’un achèvement grandiose, mais suscite des sentiments mélangés d’angoisse et de joie.
Nos ancêtres avaient eux aussi quelque raison d’être inquiets. Les maladies, les guerres et le despotisme ambiant n’avaient rien de rassurant. Mais Georges Duby, l’un des maîtres de l’histoire du moyen âge, déplore que « dans l’esprit de bien des hommes de culture » l’an mil présente « un peuple terrorisé par l’imminence de la fin du monde », malgré les travaux qui ont montré l’inexactitude de cette image. Ce qui prouve, ajoute-t-il, que « dans la conscience collective, les schémas millénaristes n’ont point à notre époque perdu tout à fait leur puissance de séduction » (1). En d’autres termes, les schémas millénaristes restent plus forts que la réalité historique. S’il en va ainsi chez « bien des hommes de culture », le phénomène est d’autant plus inquiétant quand il touche de larges pans de la société.
D’un point de vue formel, le calendrier, donc le repère millénariste, est chrétien. Il a pour origine – encore qu’elle soit inexacte de quelques années – la date de naissance de Jésus. L’Apocalypse, le dernier Livre de la Bible chrétienne (chap. 20, v. 4, 5) a inspiré des mouvements ou sectes millénaristes que l’Église n’a d’ailleurs jamais approuvés.

CALCUL INTERDIT
Cela dit, le Talmud rapporte lui aussi un schéma millénariste. Il cite un texte anonyme, le Tanna de-Vei Eliahou, lequel affirme que l’univers est destiné à exister (ou à pré-exister) pendant 6000 ans, suivis, comme après les six « jours » de la semaine, d’un shabbat de mille ans. Il évoque 2000 ans de tohou (le « désordre » qui, selon le deuxième verset de la Genèse, a prévalu avant la Création et qui, appliqué au plan spirituel et moral, désigne le stade d’avant la Torah), 2000 ans de Torah et 2000 ans de potentialité messianique. Que ce texte soit cité dans le Talmud Sanhédrin et dans le traité d’Avoda Zara montre assez que le millénarisme n’était pas étranger aux préoccupations eschatologiques dans le monde juif. Ou dans le monde en général. Il est probable d’ailleurs que l’auteur de l’Apocalypse et l’auteur du Tanna de-Vei Eliahou ont été influencés par un même courant de pensée. Dans Sanhédrin, on attribue une origine romaine à un texte manuscrit qui rapporte ce décompte.
Dans un système où l’infaillibilité rabbinique est absente (le judaïsme autorise toutes les idées, et n’impose de discipline que dans l’application des commandements, les mitsvot), le fait qu’aucun des maîtres dominants du Talmud ne se lance dans ce genre de calcul est rassurant. Bien plus : le Tanna de-Vei Eliahou affirme que, la troisième période étant entamée, le Messie ne s’est pas manifesté comme prévu. Les « nombreux péchés » l’en ont empêché. Ce qui prouve à l’évidence que, même selon cet auteur, le millénarisme est relatif.
Mais le Talmud va plus loin : en passant au crible le texte de référence, il montre que, d’après le calcul fondé sur le décompte des généalogies dans la Bible (2), le premier bi-millénaire était achevé depuis plusieurs centaines d’années quand la Torah fut promulguée au Sinaï ! Si bien que le Talmud retiendra comme « an zéro » le passage d’Abram à Haran, qui est le moment où, laisse entendre la Torah, lui et Saraï « convertirent les âmes » à l’idée monothéiste. […] • JACQUOT GRUNEWALD



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