Extrait du dossier publié
dans LArche n° 501/novembre 1999
Quand les nazis pillaient le cinéma français
PAR ÉRIC LE ROY
Des découvertes récentes ont permis de faire la lumière
sur un aspect oublié de la période de lOccupation .
Lors du débat sur les spoliations commises par les nazis, on a
souvent omis de signaler que, dans le cadre de la dépossession qui
a frappé les milieux culturels et artistiques, lindustrie cinématographique
a été également atteinte. Peu de chercheurs et dhistoriens
se sont penchés sur cette face cachée et nébuleuse
du cinéma français. Le rapatriement récent en France
de deux films denvergure saisis par la Propaganda-Staffel, La grande
illusion de Jean Renoir et Mademoiselle Docteur de Georg Wilhelm Pabst,
nous permet dexaminer plus attentivement les conditions dans lesquelles
ces extorsions ont été opérées.
Lorsque la France entre en guerre, la censure cinématographique est
déjà à luvre. En raison des événements,
certains films sont rapidement interdits par les autorités françaises
: les films de guerre, les films « déprimants » et les
films qui tournent larmée en dérision. La Cinématographie
française, revue corporative, publie une première liste de
films prohibés pendant la durée des hostilités ; dans
cette liste on trouve entre autres La Bête humaine (Jean Renoir, 1938),
Hôtel du nord (Marcel Carné, 1938), Ignace (Pierre Colombier,
1937), Jaccuse (Abel Gance, 1937), Jarrose mes galons (Jacques
Darmont, René Pujol, 1936)
Le 22 juin 1940, larmistice est signé entre la France et lAllemagne.
Le 30 juin, lambassadeur dAllemagne à Paris, Otto Abetz,
reçoit lordre dAdolf Hitler de « mettre en sécurité
» les uvres dart. Ainsi commence le pillage systématique
des collections françaises.
Le 3 octobre 1940, le conseil des ministres, à la demande du Maréchal
Pétain, interdit aux Juifs dexercer toute profession dans le
cinéma, le théâtre, la radio, lédition
et la fonction publique. Trois jours plus tard, Jean-Louis Tixier-Vignancour,
avocat et représentant du Parti populaire français de Jacques
Doriot à Vichy, responsable de la censure dans les domaines énumérés
plus haut, écrit au ministre secrétaire dEtat à
la guerre pour confirmer lapplication dune note de la Commission
allemande darmistice concernant linterdiction des « films
dincitation à la haine contre lAllemagne ». Parmi
ces films : Dantzig, Ceux qui veillent (Gaston Choukens, Belgique, 1939),
Entente cordiale (Marcel LHerbier, 1939), LEquipage (Anatole
Litvak, 1935), Mademoiselle Docteur (G.W. Pabst, 1937) et La grande illusion
(Jean Renoir, 1937).
MISE À MORT
Ces directives préparent lindustrie cinématographique
française à un contrôle qui sera bientôt absolu.
A Paris, la Propaganda-Abteilung (Service de propagande allemand) entreprend
la normalisation de lactivité cinématographique, avec
un service du cinéma (Referat Film) sous lautorité du
Dr Dietrich. Le processus d« aryanisation » senclenche
et les branches de lactivité cinématographique font
lobjet dune stricte surveillance. Une série dordonnances,
publiées entre septembre et novembre 1940, va définir la politique
allemande envers le cinéma français. Cette politique sera
appliquée par Alfred Greven, le puissant directeur du groupe cinématographique
Continental.
Dès lannée suivante, les autorités doccupation
interdisent par ordonnance sous le prétexte de libérer
le marché des films anciens la diffusion des films antérieurs
à 1937. Authentique mise à mort du patrimoine français,
le texte stipule principalement que « les films (
) doivent être
retirés de la circulation avant le 1er octobre 1941 et prêts
à être remis à un endroit qui sera indiqué ultérieurement
par le Militärbefehlshaber en France. » Les Allemands entendent
ainsi favoriser la diffusion de leurs propres films, maîtriser la
distribution, et valoriser la production cinématographique française
récente dont ils sont devenus en partie les maîtres duvre.
Ils veulent en outre accaparer les stocks existants, soit pour les conserver
comme « trésor de guerre », soit pour recycler les pellicules
en récupérant les sels dargent. Lordonnance ordonne
à tous les détenteurs de négatifs de films den
établir un relevé complet avec lindication du lieu de
dépôt ; les producteurs, en transmettant ces informations,
donneront aux autorités doccupation la clef nécessaire
pour entreprendre la spoliation du cinéma français.
La plupart des producteurs, cinéastes, auteurs et artistes juifs,
qui ont contribué, depuis le début du siècle, à
la création duvres majeures du patrimoine cinématographique
français, ont dû quitter Paris dans la précipitation
pour se réfugier en zone libre ou à létranger.
Les films sont laissés sur place, les sociétés sont
« aryanisées ». Outre le contrôle exercé
par Vichy sur le milieu artistique, les Juifs font lobjet de discriminations
dans les branches professionnelles. Lorgane corporatif Le Film publie
les textes des mesures dexclusion, en annonçant triomphalement
que les Juifs sont désormais chassés de lindustrie du
cinéma. Dans le n°17 de cette revue (7 juin 1941), on lit ainsi
: « Nous avons à nous redresser très vigoureusement,
nous autres, gens de cinéma, qui sommes déformés par
vingt ans de cohabitation avec les Juifs pour la plupart étrangers
et récemment sortis du ghetto, aux pratiques commerciales douteuses,
aux combines et au débrouillage pour le moins hasardeux. (
)
Ces films, dont nous devions nous rendre compte que certains étaient
ignobles, dangereux non seulement pour les jeunes Français mais pour
toute la mentalité du pays, nous avions la veulerie de les acheter,
de les projeter, de les proclamer beaux, à grand tam-tam publicitaire.
(
). Faisons lépuration en nous-mêmes. Expulser
les malpropres, cest le travail de nos dirigeants (
). »
Cet appui zélé dune partie de la corporation cinématographique
facilite la tâche des autorités doccupation qui, à
loccasion de lexposition de 1941 Le Juif et la France, publient
dans lhebdomadaire Ciné-Mondial un article sur « Le Juif
et le cinéma ». Cet article, qui met en accusation producteurs,
distributeurs, scénaristes, dialoguistes et acteurs, culmine dans
la dénonciation de « ces films, dautant plus dangereux
quils étaient parfois de qualité, où lon
assistait invariablement à lapologie de la pègre cosmopolite
des capitales ». [
] |