Extrait du dossier publié dans
L'Arche N° 498/499
Septembre 1999

Y a-t-il une philosophie juive ?

 

Deux attitudes intellectuelles par Léon Askénazi

Il n’est évidemment pas question de prétendre dans ce cadre définir exhaustivement la philosophie. Les philosophes eux-mêmes s’opposent sur ce point. On peut cependant établir une donnée très simple. Ce terme désigne conjointement deux réalités différentes : une attitude de la pensée et une science ; en d’autres termes, une « méthode » et un « savoir ».
De l’attitude qui exprime une forme précise de l’engagement de l’homme comme être pensant, on peut dire qu’elle est fondamentalement commune à tous les philosophes. Mais du savoir, de la science philosophique elle-même, on peut dire tout au contraire qu’ils sont différents suivant les systèmes.
En effet, le projet général de la philosophie est la connaissance du monde dans la perspective d’une compréhension de la destinée humaine. Sa forme élémentaire et diffuse est la méditation. Il suffit qu’un événement quelconque nous oblige à un repli dans la vie dite intérieure, pour que nous « méditions », et toute pensée « profonde » est, en ce sens, pré-philosophique. Mais la philosophie devient une science, un savoir, dans la mesure où elle prend au sérieux le problème de l’élucidation des moyens de la connaissance, c’est-à-dire de la pensée elle-même. Son objet devient alors suffisamment général pour qu’elle puisse se constituer en système. La philosophie devient sérieuse lorsqu’elle n’est pas seulement un ensemble de « pensées profondes », mais la science de la pensée dans son ensemble. Il en résulte autant de doctrines de la destinée humaine.
Or l’attitude philosophique est commune à tous les systèmes, que leurs auteurs soient croyants ou non, et peut valablement les récapituler sous un même concept. Il n’en est pas de même pour le savoir qu’ils dévoilent. Chaque système est un monde pour lui-même, se suffisant à lui-même et, pourrait-on dire, « par-fait ». Parfaitement irréductible aussi. Ainsi, le monde de Descartes n’est pas celui de Spinoza, ou de Kant, ou des anciens philosophes grecs. Il s’agit dans chaque cas d’un univers systématique, entier, valable pour lui-même. La caractéristique principale de ces univers est qu’ils sont personnels. Certes, il arrive parfois, et cela ressort de la logique interne de l’histoire de la pensée, que tel kantien par exemple comprenne mieux sur certains points le monde de Kant que Kant lui-même, soit capable de mieux nous le faire comprendre. La plupart du temps, cela ne dépasse pas cependant l’ingéniosité classique des glossateurs. Et, d’une façon générale, on peut dire qu’il faut être Descartes pour être dans le monde de Descartes, Kant pour être dans celui de Kant, etc. Du point de vue du dévoilement du savoir, chacun de ces univers est spécifique.
Et c’est d’ailleurs la grande dignité de la philosophie. Son génie aussi. Chacun de ces mondes, et donc l’homme idéal qu’il implique, procède d’une intuition complètement différente. Il se développe dans une logique où la grammaire de la pensée se refait complètement. On ne peut jamais – évidemment – prendre un des grands philosophes en défaut de logique : chaque système a sa propre cohérence. Mais il faut être eux-mêmes pour coïncider valablement avec leur système, surtout lorsqu’il faut conclure pour le comportement, pour la personne concrète.
La pensée d’une tradition se présente, elle, comme devant concerner un ensemble humain concret, un peuple ; à la limite, toute une humanité. Elle tient donc compte de l’histoire positive ; elle est, par nature, collective. Elle prend appui sur la signification de l’histoire collective pour conclure pour l’individu. Premier étonnement de l’exégète biblique : la Torah, code des préceptes, débute par les récits de l’histoire ! De cette histoire, le philosophe, lui, ne peut que faire abstraction. C’est peut-être la raison de sa force de séduction, car les handicaps éventuels de l’héritage du passé sont facilement rejetés en marge de ses discours. C’est aussi la raison de sa solitude. La pensée traditionnelle, elle, est communautaire, donc anonyme. C’est son exégèse qui se trouve nommée du nom de tel penseur, de tel enseignant, de tel savant, de tel maître. Le contenu de vérité qui se trouve expliqué n’appartient à aucun système, n’est enfermé a priori dans aucune dialectique particulière, il se situe à un niveau d’universalité que le propos philosophique ne peut, par définition, jamais atteindre. Y prétend-il d’ailleurs ? Depuis l’œuvre de Hegel on peut en douter. Il n’y a pas de peuple hégélien, bien qu’il y ait des « partis » marxistes.
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de « philosophies juives », mais une sagesse anonyme qui, pour postuler une exégèse systématique, n’en est pas moins indépendante en droit et en fait de cette exégèse elle-même. Alors que chez le philosophe contenu de vérité et système d’exposition sont étroitement liés, enchaînés l’un à l’autre, chez le sage juif, qui est avant tout un exégète de l’Ecriture telle qu’elle fut antérieurement donnée aux Hébreux, la référence au contenu de savoir impliqué par l’Ecriture est le critère de contrôle de sa propre pensée. Il y a un abîme entre ces deux attitudes intellectuelles.
Mais c’est encore à un second point de vue, plus important peut-être, que se trouve cette incompatibilité. Et là, ce qui est en question n’est pas seulement le système philosophique mais son dessein, son propos, son but. Derrière les différents systèmes il se décèle une entreprise, une aventure identique. Celle qui consiste pour l’homme à parler dans le silence de Dieu. Non comme l’homme religieux pour qui ce silence est plein d’une révélation antérieure, mais comme celui qui, coupé de cette révélation, par nature ou par révolte, se dispose à parler à la place de Dieu dont il n’entend pas la parole maintenant. Que, d’autre part, il croie ou non à son existence ne change rien au fond de la démarche. •

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