Article extrait du dossier publié dans
L'Arche N° 498-499
Septembre 1999

Les Blacks contre les Jews?

De Martin Luther King à Louis Farrakhan : un processus irréversible ? Hier, Juifs et Noirs luttaient côte à côte ; aujourd’hui, il semble qu’un abîme les sépare

Choses vues à Crown Heights « La communauté noire doit s’affirmer, par tous les moyens s’il le faut » par notre envoyé spécial Olivier Guez

« Les événements d’août 1991 sont encore gravés dans ma mémoire », raconte Joseph Spielman, résident du quartier de Crown Heights à Brooklyn, où vivent Juifs orthodoxes et Afro-Américains. « Tout a commencé quand une voiture conduite par un Juif hassidique a percuté et tué un petit garçon noir, âgé de sept ans, Gavin Cato. Les témoins se sont alors jetés sur le conducteur et l’ont battu. Puis une foule de plus en plus nombreuse s’est réunie et a commencé à crier "mort aux Juifs". Un étudiant hassidique, Yankel Rosenbaum, fut poignardé ; il mourut de ses blessures quelques heures plus tard à l’hôpital. Des émeutes, dans une véritable atmosphère de pogrom, se sont poursuivies pendant trois jours. Des jets de pierre, des cocktails Molotov, des batailles de rues… On n’avait jamais vu ça. »
Il ne s’agit pas d’un incident isolé. Louis Farrakhan et ses hommes du mouvement extrémiste noir Nation of Islam font souvent les gros titres de la presse américaine pour leurs propos antisémites. Ils utilisent la vieille rengaine de la « conspiration juive » pour expliquer les problèmes sociaux de la communauté noire. Les membres du mouvement font régulièrement le tour des campus universitaires afin de dénoncer « la mainmise sur Hollywood des producteurs juifs qui ne donnent qu’une image dégradante des Blacks », « les médecins juifs qui injectent le virus du sida dans les veines de leurs patients noirs », etc. Nation of Islam a édité un livre intitulé La relation secrète entre Juifs et Noirs, qui accuse les Juifs d’avoir été les principaux responsables et les grands bénéficiaires du commerce d’esclaves. Certains professeurs d’université afro-américains enseignent à leurs étudiants ces falsifications historiques.
« Ne vous laissez pas abuser par ces extrémistes ou par l’incident de Crown Heights. Il est faux de conclure que les 36 millions de Noirs vivant aux Etats-Unis sont tous antisémites à cause d’une minorité d’activistes surmédiatisés », explique Manning Marable, professeur d’histoire afro-américaine à l’Université de Columbia, New York. Il poursuit : « Les rapports entre les communautés juive et noire aux Etats-Unis sont extrêmement complexes. C’est une histoire de hauts et de bas, de rapprochement et d’éloignement. Evitez de tirer des conclusions trop hâtives en la matière. »
Les premiers contacts entre les dirigeants des deux communautés ont lieu à la fin des années 20. Le professeur Marable décrit ainsi le contexte historique : « Jusqu’à cette date, chaque communauté se préoccupe de ses propres problèmes, chacune vote pour le parti qui semble le plus à même d’améliorer ses piètres conditions de vie. Ces deux peuples parias souffrent chacun de son côté. Les Noirs combattent le lynchage dans les Etats du Sud et la ségrégation dans la plus grande part du pays. Ils votent essentiellement pour les Républicains. Quant aux Juifs, dont la majorité viennent de débarquer d’Europe centrale et orientale, ils essaient de s’intégrer à la société américaine des grandes villes du nord-est et d’améliorer leur situation matérielle. Ils votent généralement démocrate. Mais la majorité blanche anglo-saxonne oppose une grande résistance aux tentatives d’émancipation des deux communautés. C’est cette situation qui provoque au départ le rapprochement d’un petit groupe d’intellectuels et de juristes. »
Le New Deal de Franklin Roosevelt est le véritable catalyseur de la « grande alliance » judéo-afro-américaine, qui perdure jusqu’au milieu des années 60. Les deux communautés sont désormais dans le camp démocrate et mettent au point un programme politique commun : lutte pour les droits civiques (droit de vote, écoles et universités ouvertes à tous, non-discrimination pour les logements et dans les emplois…) et pour une plus grande participation des minorités à l’économie du pays. Les atrocités de la guerre les unissent encore un peu plus dans la lutte contre le racisme.
Cette époque voit l’apogée de leur coopération. Noirs et Juifs sont à l’avant-garde des mouvements progressistes et modernistes aux Etats-Unis.
Mais dès le milieu des années 60 cette belle entente connaît ses premiers soubresauts, pour se désagréger au début de la décennie suivante. Selon Peter Noel, journaliste au Village Voice de New York et grand spécialiste de la question noire aux Etats-Unis, plusieurs facteurs expliquent ce divorce. « A l’époque, les mouvements d’émancipation afro-américains se sont fortement radicalisés. Sous l’influence de Malcolm X, ces organisations ont rejeté l’idée d’une large communauté inter-raciale pour privilégier une approche purement ethnocentrique. L’intégration au melting pot américain n’est plus le but recherché. Le mouvement pour les droits civiques de Martin Luther King est décrié : la stratégie de non-violence est jugée inefficace, trop molle. La communauté noire doit s’affirmer, par tous les moyens s’il le faut. » C’est l’époque du Black Power, des Black Panthers, des émeutes et des révoltes. « Black is beautiful », proclament les activistes. Au cinéma, les héros noirs et musclés de Shaft ou de Superfly, films phares de la Blaxploitation du début des années 70, n’ont plus rien à voir avec la mine policée et les costumes étriqués de Sydney Poitier, quelques années plus tôt.
Cette radicalisation provoque évidemment des réactions dans la communauté juive. Il est de plus en plus difficile, même pour les Juifs les plus « libéraux » (progressistes, dirions-nous en Europe), de trouver un programme commun avec leurs anciens partenaires. Emerge alors un courant « néo-conservateur » juif, autour d’un petit groupe d’intellectuels new-yorkais comme Laqueur, Glazer ou Podhoretz. Ces anciens hommes de gauche constatent l’échec d’une entreprise qui aurait dû créer une Amérique « sans couleurs » et qui, finalement, n’a fait que renforcer les particularismes ethniques de chaque communauté. Ils dénoncent également l’antisémitisme politique violent du Black Power et se battent pour protéger le « libéralisme » que la société américaine a hérité du New Deal. Les visions divergent : les organisations juives n’ont désormais plus aucun intérêt à coopérer avec la plupart de leurs homologues afro-américaines. C’est le clash…•

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