Extrait de l'Article publié dans l'Arche N° 497/Juillet
Histoire(s) de deux villes juives Lisbonne et Riga
Deux villes, aussi éloignées l'une de l'autre qu'il est possible en Europe. Deux petits pays, aux deux extrémités du continent, qui ont connu en ce siècle l'un le fascisme et l'autre le communisme. Deux communautés juives durement éprouvées par l'histoire, et dont la survie symbolique est due à une immigration récente. Deux femmes enfin, pour qui ce voyage était une sorte de retour aux sources. Voici ce qu'elles ont vu et entendu.
Lisbonne, si je t'oublie
PAR ESTHER BENBASSA Le Premier jour de Pâque à Lisbonne, ville à la lumière étrange, aux toits de tuiles et aux rues étroites. Au centre, le temps semble s'être faufilé pour laisser place à l'histoire et à l'art de vivre. Ni la gare futuriste, ni l'exposition universelle n'ont pu toucher au cur de cette cité des bords du Tage, à deux pas de l'Atlantique. Lisbonne n'est pas pour autant passéiste. Il suffit pour s'en convaincre d'admirer les prouesses de l'architecture ultramoderne de la périphérie, ou tout simplement de s'enfoncer dans la vie nocturne branchée des anciens docks du vieux port. Lisbonne, tout au bout de la vieille Europe, paraît si " exotique " et en même temps si proche au Français, qui peut trouver dans toutes les librairies des livres dans sa langue, rangés à côté des productions en portugais. La FNAC, au centre commercial Colombo, a de quoi étonner le visiteur. Les derniers titres parus en France trônent sur les tables, encore un peu et on se croirait à Montparnasse. Les Portugais de la diaspora attirent vers la mère-patrie des pans entiers de la culture française. Les crypto-juifs de Belmonte, dont on a tant parlé il y a quelques années, auraient un peu tendance à faire oublier la présence dans le pays d'un bon millier de Juifs. Dans le même temps, étrangement, les recensements comptabilisent 5 000 personnes qui disent appartenir au groupe juif. Curieux pays, où les chiffres eux-mêmes enregistrent les bizarreries de l'imaginaire : des Portugais de souche, se considérant comme d'anciens marranes, n'hésitent ainsi pas à se faire recenser comme Juifs. Pour une fois, l'assimilation paraît fonctionner en sens inverse Avant l'expulsion d'Espagne en 1492, les Juifs ne sont pas nombreux au Portugal, mais ceux qui sont là s'y trouvent depuis la période romaine. Les nouveaux venus espagnols se constituent en véritable société, et forment une classe moyenne utile pour le pays. Le roi Jean II a autorisé leur entrée contre le paiement de huit cruzados par tête, et à la condition que leur séjour n'excède pas huit mois. Ils s'y installeront. Mais leur existence n'y sera pas de tout repos. Le mariage de Manuel Ier avec la fille des monarques espagnols, qui avaient mis fin à la présence des Juifs dans leur propre pays et qui demandent à leur gendre d'en faire autant, l'oblige à décréter leur expulsion le 5 décembre 1496. Ils n'ont que quelques mois pour quitter le pays. Il semble néanmoins que le souverain ne soit guère satisfait de priver son royaume de cette population nouvelle fort utile. Les savants juifs vont de fait jouer un rôle important, même lors des grandes découvertes dont le Portugal se fera le champion. Les connaissances d'Abraham Zacuto, originaire de Castille, seront ainsi utilisées par Vasco de Gama lors de son voyage aux Indes en 1497. Finalement, tous les Juifs du pays sont convertis de force au christianisme en 1497. Leur conversion en masse les a transformés en chrétiens du jour au lendemain, sans modifier d'aucune façon leur être profond. Il n'est dès lors guère surprenant que le crypto-judaïsme se soit montré particulièrement vivace au Portugal. Si ces " nouveaux chrétiens " commencent à occuper une place de choix dans le pays, ils ne sont pas pour autant à l'abri de l'envie et de la haine. En 1506, à Lisbonne, 2 000 " nouveaux chrétiens " trouvent la mort. Un an après cette catastrophe, l'émigration est autorisée et des milliers de personnes réussissent à partir. La papauté autorise la création de l'Inquisition en 1535. Elle s'implante définitivement en 1547. Beaucoup de " nouveaux chrétiens " n'ont d'autre choix que le départ. Ils se dispersent à travers l'Europe - en France, aux Pays-Bas, en Allemagne du Nord. D'autres rejoignent les colonies portugaises, l'Afrique du Nord, l'Italie et l'Empire ottoman, et investissent dans le négoce de l'Atlantique. Le retour des Juifs au Portugal ne commence véritablement qu'avec l'extinction du Tribunal du Saint-Office, en 1821, et avec l'approbation, un an plus tard, d'une nouvelle Constitution proclamant les libertés individuelles ainsi que le respect et la tolérance entre les différentes religions. Des familles issues du Maroc et de Gibraltar s'installent à Algarve et dans les îles atlantiques des Açores. A Faro se forme une petite communauté avec une quinzaine de familles, possédant son cimetière et sa synagogue à partir de 1820. Les Juifs de Lisbonne ont fondé leur premier lieu de culte dès 1813, mais ce n'est qu'en 1904 que la très belle synagogue Shaarei Tikva (les Portes de l'Espoir) fut inaugurée au 59, Rua Alexandre Herculano. Située dans une belle cour tranquille, elle accueille peu de fidèles : une petite poignée, juste une dizaine d'hommes et deux ou trois femmes à l'étage. Tout témoigne d'un faste révolu. A Lisbonne, ils ne sont guère plus de 500 ou 600 Juifs. Les jeunes cherchent leur bonheur à l'étranger, et amènent leur conjoint sur place. Leur religiosité est plutôt libérale. Dans cette grande synagogue règne une atmosphère de recueillement et la voix mélodieuse du hazan remplit l'espace. On attend l'arrivée prochaine d'un rabbin yéménite venu d'Australie. Le monde juif est bien petit. |