Extrait d’un article publié dans
L’Arche 493/mars 1999
Seigneur dimanche et son valet shabbat
Par Raphaël Draï

Une « Lettre apostolique » de Jean Paul II
qui risque de raviver l’antijudaïsme chrétien

Imaginons que dans les librairies Judaïca de Saint-Paul ou de la rue Richer, le chaland découvre une Lettre halakhique des deux grands rabbins d’Israël consacrée à la signification du shabbat où il apprendrait que ce jour constitue bien l’accomplissement définitif de la vocation divine de l’Homme, et qu’à ce titre le dimanche chrétien doit être considéré comme son approximative imitation. La saynète permet d’évaluer les répercussions sur un lecteur juif de la Lettre apostolique, réelle, elle, de Jean Paul II, Le Jour du Seigneur.
Cette lettre, aujourd’hui publique, est consacrée précisément à la sainteté du dimanche, jour de la résurrection du Christ après sa crucifixion et sa mise au tombeau (1). Cependant, tout au long de cet écrit destiné à la catéchèse des fidèles catholiques, Jean Paul II ne cesse d’opposer le dimanche de l’Eglise au shabbat juif, qualifié de « vétéro-testamentaire », comme l’on confronte la copie achevée au brouillon qui la précède. Pareil procédé ne va pas sans soulever quelques questions dont l’examen loyal permettrait au dialogue entre Juifs et chrétiens de progresser encore et à la pernicieuse théologie de la substitution de ne pas revenir en fraude sur le terrain d’une estime réciproque, difficilement construite depuis un demi-siècle.
Par leurs incidences sur les comportements des uns et des autres, de pareilles schématisations théologiques affectent les fondements mêmes de la coexistence actuelle, effective, entre concitoyens des confessions concernées.
Comment croire à une coexistence de qualité lorsque le promeneur qui vous croise vous considère, fût-ce poliment, comme une survivance, une pièce d’archive, sinon un papier gras ? En matière d’aveuglement religieux le pire est toujours sûr, obstiné, réitérant. L’on se souvient de ce qu’écrivait déjà Pascal à propos du peuple juif : « Il porte les livres, et les aime, et ne les entend point. Et tout cela est prédit : que les jugements de Dieu leur sont confiés, mais comme un livre scellé ». Faut-il également rappeler, avec Léon Brunschvicg, le titre exact de l’ouvrage d’où l’auteur des (parfois mauvaises) Pensées avait tiré ce vin frelaté : Poignard des chrétiens pour égorger la perfidie des impies et surtout des Juifs ?
La « Réflexion sur la Shoah » du 18 mars dernier a tenté de faire une différence entre antijudaïsme théologique et antisémitisme politique. Il faut être intellectuellement malvoyant et politiquement ermite pour ne pas reconnaître de relation causale entre ces deux effondrements de l’esprit et leurs conséquences politiques. Comment croire qu’un individu ou qu’une collectivité quelconque soit à l’abri de toute violence erratique lorsqu’on ne cesse d’en forger des représentations dévalorisées et rapportées à rien de moins que la volonté divine, quelles que soient les précautions de langage accumulées à ce propos ? Dans des écrits apologétiques, prétendre que le dimanche – dont Jésus est déclaré hyperboliquement l’origine, la fin, le fondement, le sommet et le centre – soit l’accomplissement intégral du shabbat aboutit à cette dangereuse déduction car, dans ces conditions, que devient la valeur autonome, intrinsèque du « jour septième » pour les Juifs vivants ?
Une valeur ne peut l’être à titre dérivé ou secondaire.[…]