Daniel Libeskind, architecte
Sa dernière uvre : le Musée juif de Berlin
Par Philippe TrétiackEn plus de son nom, Daniel Libeskind a tout pour être lenfant chéri de la communauté juive. Il parle le polonais, lhébreu et langlais. Virtuose du piano, il sest formé en Israël. Enfin, et surtout, il est un architecte de génie. Daniel Libeskind est lauteur du Musée juif de Berlin, qui ouvre ses portes début février après avoir été solennellement inauguré par le chancelier Schröder.
Or justement, cest là que ça coince. La communauté juive berlinoise, reconstituée après le traumatisme que lon sait, a eu du mal à admettre lobjet non identifié que cet Américain né à Lodz, Pologne, en 1946, est venu construire à sa gloire. Quoi, ce bâtiment de guingois percé de fenêtres taillées à coups de serpe, angoissant et tout en porte-à-faux, hérissé descaliers dramatiques surgis du théâtre expressionniste de Weimar, flanqué dun jardin de 49 colonnes (48 emplies de terre berlinoise, la 49e, de terre de Jérusalem) quasi impénétrable, ce bâtiment brisé truffé de vides ténébreux et tout en béton cruel serait limage du judaïsme martyr allemand ? Eh bien oui, et pour tous ceux que lévolution de larchitecture préoccupe, tous ceux qui se sont enthousiasmés pour le musée Guggenheim édifié à Bilbao par un autre architecte juif, Franck Gerhy, ce musée de Berlin sera lune des grandes réalisations du millénaire.
Que ce musée soit torturé, cest sûr. Cest ainsi que Libeskind a voulu faire affleurer les questions qui nont cessé de le persécuter. Pourquoi un musée juif à Berlin ? Et pourquoi dabord séparer une seconde fois les Juifs des Berlinois ? Ce musée était-il bien utile, nallait-il pas à lencontre de leffet de mémoire, et peut-être aussi de repentance recherché ? Bref, comment construire la destruction ?
Il faut dire de Libeskind quil appartient au courant des déconstructivistes. Il morcelle, il fractionne. Pour faire plus court encore, on dira quil triture ses plans comme dautres les textes sacrés, et ce sous linfluence des philosophes Lévinas et Derrida. Comme eux, il adhère à lidée que le sens napparaît jamais que voilé, quil se donne par révélation, dans les fractures. Alors Libeskind casse tout, et dabord son image et ses travaux. Dessinateur-graphiste hors pair, il est dabord repéré dans les galeries dart où il expose des maquettes de « machine à lire » et de « machine à écrire ». Puis il devient lhomme dun autodafé. En 1981, ses fameuses machines brûlent lors dune exposition à Genève. Accident ou happening ? Mystère. Il explose réellement lors dune manifestation organisée au MOMA de New York où sont regroupées huit très grosses pointures de larchitecture internationale bousculée. Depuis, il travaille et gagne des concours.
A Berlin, quand on contemple le plan même du musée, on est comme frappé par la foudre et par deux idées. La première, cest quil sagit dune étoile de David démantelée et muée en un éclair ; la seconde, cest que les brisures, les redans du bâtiment ont un je-ne-sais-quoi de la rectitude de lécriture hébraïque. Daniel Libeskind raconte quà Jérusalem des kabbalistes à qui il exposait ses travaux darchitecte lui ont affirmé que le plan du musée était ni plus ni moins que linscription de son nom ! Tout en consonnes, et en attente dun public qui, demain, lélectrisera comme autant de voyelles.