Spoliations : Des « biens juifs » mal acquis
par Meïr Waintrater

L’affaire dite « des biens juifs » est désormais sous les feux de l’actualité. Répondant au président du CRIF, Henri Hajdenberg, le premier ministre Lionel Jospin expose les intentions de son gouvernement dans ce domaine. La commission Mattéoli, créée par Alain Juppé lorsqu’il était premier ministre, fait connaître l’état d’avancement de ses travaux. Tout cela se produit juste après le deuxième rapport de la commission chargée d’étudier les expropriations à Paris sous l’Occupation, et peu avant que la justice américaine ne se prononce sur les plaintes déposées contre des institutions financières françaises.
L’opinion publique, qui avait suivi d’un œil un peu distrait les affaires concomitantes de l’or « non monétaire » négocié par les nazis et des dépôts effectués en temps de guerre dans les banques suisses, commence à s’intéresser à l’enquête lorsqu’elle concerne directement la France. Du coup, les attaques plus ou moins voilées, qui s’étaient multipliées tout au long du procès Papon, réapparaissent comme par miracle. Les Juifs, demande-t-on, ne font-ils pas montre d’un acharnement déplacé, plus d’un demi-siècle après les événements ? La communauté juive ne porte-t-elle pas atteinte à l’image de la France, en étalant ainsi ses griefs au grand jour ?
La référence aux « biens juifs » est propre aussi à raviver des fantasmes. A l’extrême droite on ne s’est pas privé, depuis des années, de justifier en ces termes la négation de la Shoah : tout ça c’est des histoires de gros sous, les Juifs (ou « les sionistes ») ont gonflé le nombre de leurs morts (ou « ont inventé le mythe des chambres à gaz homicides ») afin d’extorquer de l’argent aux nations européennes (ou « afin de justifier la création de l’Etat d’Israël »), etc., etc. Ailleurs, on y met les formes mais on n’en pense pas moins : est-il vraiment nécessaire de ressortir ces affaires sordides ; que sont les préjudices matériels au regard des souffrances des victimes ; les Français ont tous payé le prix de la guerre et de l’occupation…
Et alors tombe l’argument massue, menace déguisée en commisération, énième variante d’un discours sournois sanctifié par le temps : ne risquez-vous pas, vous les Juifs, en protestant ainsi contre les torts qui vous ont été causés, de susciter une nouvelle vague d’antisémitisme ? En clair : on s’apprête à nous jouer, une fois de plus, l’air bien connu « Les Juifs contre la France ».
Comment répondre ? D’abord, en distinguant le plan individuel du plan collectif. Au plan individuel, un particulier qui estime avoir été spolié peut légitimement demander réparation. Pourquoi ce droit serait-il dénié aux seuls citoyens juifs ?
La dimension collective, elle, nous conduit à nous interroger moins sur l’intervention de la communauté juive que sur la carence prolongée des pouvoirs publics. Il est vrai que des restitutions ont été opérées à partir de 1944. Mais, après avoir remboursé ce qui pouvait l’être, on s’est vite employé à gommer de la mémoire nationale les témoins matériels d’un épisode peu glorieux de l’histoire de France, quitte à laisser de nombreux dossiers en suspens. Les « comptes en déshérence » que l’on recherche maintenant dans notre système financier sont l’image d’une mémoire en déshérence.
L’argent, en effet, n’est pas neutre. Il est l’un des principaux révélateurs des crimes antisémites commis entre 1940 et 1944. C’est par l’argent que, sous Vichy, s’exerçait la gestion quotidienne de l’ignominie : les dénonciations, les expropriations, les rapines.
Privés du droit d’exercer la profession de leur choix, puis pratiquement d’exercer quelque profession que ce fût, exclus de la société, leurs biens « aryanisés » et leurs appartements pillés, les Juifs étaient mûrs pour la rafle, l’internement, la déportation et l’extermination. A l’heure où des justes ouvraient leurs portes et, avec un dévouement admirable, sauvaient des enfants juifs, à cette même heure d’anonymes paperassiers de la mort traduisaient le meurtre de masse en bordereaux, encaissements et mises sous séquestre.
A la Libération, les Juifs rescapés qui exigeaient la restitution de leurs biens eurent généralement gain de cause. Ceux qui ne savaient pas ou n’osaient pas – souvent des immigrés, dont l’accent se faisait humble aux portes des administrations – ne reçurent rien ; d’ailleurs, qu’était une vieille machine à coudre volée au regard d’une vie brisée ? Quant aux familles entières qui furent internées à Drancy puis déportées à Auschwitz, elles ne revinrent jamais pour récupérer les quelques francs qu’on leur avait confisqués à l’entrée du camp.
Les sommes en jeu sont sans doute plus élevées que ce qu’on a d’abord affirmé dans les milieux directement concernés, et peut-être moindres que ce que d’autres ont tendance à imaginer. L’essentiel, quoi qu’il en soit, est ailleurs. Si l’affaire des spoliations frappe tant les esprits, c’est parce qu’elle éclaire d’un jour nouveau les crimes de la collaboration. Le régime de Vichy a compromis dans la persécution des Juifs une large part de la société française – souvent contre son gré. On peut donc comprendre – sans les accepter pour autant – les motifs de l’empressement que certains mirent hier à tout oublier. Mais on comprendra d’autant mieux la nécessité de purifier aujourd’hui la France des scories laissées par un régime dévoyé.
Maintenant que la plupart des protagonistes directs ne sont plus de ce monde, et que nombre de Français ont parmi leurs ascendants à la fois des spoliateurs et des spoliés, dire la vérité sur ce sujet est un acte de salubrité publique. Le feuilleton des spoliations, qui commence à passionner la grande presse, n’a pas pour sous-titre, comme on veut nous le faire croire, « Les Juifs contre la France », mais « La France face à son passé ». •